Happycratie – le bonheur bureaucratique

In Actualités sociales, CHSCT Worldline, Idées

Plaidoyer pour des solutions de fond aux “Risques Psycho-Sociaux” (RPS)

Nous voici à nouveau à cette période particulière de l’année, non pas celle des sapins et des guirlandes, ou des cadeaux préparés avec amour et le plaisir anticipé de l’émerveillement dans les yeux de nos chérubins. Non, il s’agit juste de la période des questionnaires sur le bien-être que l’on est censés éprouver au travail (Great Place to Work, et désormais CARE).
Dans le climat actuel de notre entreprise, où la quête de la performance financière et boursière est érigée en dogme, l’émergence de cette drôle de pensée consistant à croire que tout peut être mesuré, calibré, standardisé (aussi bien le nombre d’incidents de production, le respect des budgets, que le bien-être des salariés) est révélatrice.

Une énième initiative

Ainsi, ce mode de pensée bureaucratique obéissant à l’idée que l’on ne peut agir que sur ce qui est mesurable, aussi bien la taille des écrous que le bonheur des employés, ne cesse de nous confondre jusqu’à nous convaincre que seul ce qui est mesurable est digne d’attention bureaucratique.
Qui n’a pas déjà été témoin des tentatives pathétiques de mitiger les effets délétères des doctrines managériales en œuvre chez nous ? Repensons par exemple aux People Commitees et au Bottom-up, auxquels nous participons de longue date. S’ils ont aidé à améliorer quelques éléments matériels de nos conditions de vie au travail, ils n’ont pas infléchi, loin s’en faut, la chute du moral dans l’entreprise. On peut penser encore aux innombrables formations de développement personnel, ou encore la nouvelle mode du coaching.

Le coût des RPS

La recrudescence des problèmes de “santé mentale” (burnouts, mais aussi brown-outs voire bore-outs) dans notre entreprise – ou ailleurs – n’est pas sans effet sur les résultats financiers. Cela va bien plus loin qu’une non-homologation Great Place to Work.

Selon l’OMS, la dépression et l’anxiété, à elles seules, entraînent chaque année une perte estimée à 12 milliards de jours de travail, représentant un coût colossal de 1 000 milliards de dollars de pertes de productivité !

Chez Worldline, cela se traduit par un turn-over important, un désengagement atteignant des niveaux inédits, des arrêts maladie de plus en plus nombreux depuis 10 ans. Cela finit par attirer les regards de l’Inspection du Travail (en témoignent les 5 courriers qu’elle a adressés à la direction France depuis 1 an, suite notamment aux alertes levées par les élus CFTC). Au final, cela ne manque pas d’attirer l’attention de la Direction de l’entreprise et d’exciter ses velléités gestionnaires et régulatrices.

Une économie des RPS

Comme ce problème n’est pas propre à Worldline mais découle des effets d’une idéologie managériale radicalisée, à l’œuvre dans beaucoup d’entreprises (que nous avons déjà abordée ici), une nouvelle constellation de professionnels gravite désormais autour du monde de l’entreprise . Ils promettent d’apporter des solutions aux manifestations de ce mal-être mental.

De la prolifération des « Well Being et Hapiness Officers » se proposant d’agir en véritables “Monsieur Propre” des émotions dites négatives (parce que nuisant à la productivité), à celle des cabinets de consulting comme Umanove pour le sondage CARE assistant les directions dans la guerre contre ce nouveau fléau, nous assistons à l’éclosion d’un nouveau marché dont la vocation est de fournir des réponses prétendument durables, à ce mal venant désormais ronger l’ossature de l’entreprise. Nul doute que pour beaucoup, nous avons affaire à des personnes sincères (et bien payées), investies d’une mission, mais malheureusement le bât blesse à quasiment chaque pli.

Bobologie ?

Toutes ces velléités du management à rendre les employés plus heureux en entreprise, masquent hélas une vérité troublante. Tout comme certains ministres s’étant emparés du sujet, ces initiatives vont rarement au fond des problèmes pour tenter d’identifier les causes du mal-être grandissant (sous-effectif, perte de connaissances, désorganisation, manque d’autonomie, perte de sens, ou de soutien managérial…). N’ayant pas les moyens de modifier en profondeur le fonctionnement des entreprises, elles se contentent pour la plupart de produire des effets anesthésiants afin de contenir la crise, d’apposer des pansements superficiels sur des structures organisationnelles fondamentalement oppressives, dysfonctionnelles, toxiques.

« Risques Psycho-sociaux » ou souffrance au travail ?

Avant d’aller plus loin, tordons d’abord le cou à l’effet d’induction que produit la terminologie “risques psychosociaux” (RPS). Elle prête nécessairement à confusion, car elle semble mettre l’accent sur les individus et leur susceptibilité aux risques, plutôt que sur les causes organisationnelles ou structurelles qui génèrent ces troubles. Parler de souffrance au travail aurait été mieux approprié, mais c’eut été faire porter l’attention sur l’entreprise et sa culture. Forts de cette réserve, revenons, au thème de cet article.

La tyrannie des bonnes Intentions

Derrière les initiatives de bien-être se cache une logique très paradoxale : celle d’utiliser le bonheur comme un levier de productivité. Dans ce contexte, le “bonheur bureaucratique” devient une injonction supplémentaire, pour laquelle les salariés sont non seulement tenus d’exceller, mais également d’afficher une satisfaction constante, malgré leurs frustrations et indépendamment de leurs conditions réelles de travail. Cet effort est, dans de nombreux cas, orchestré par une caste managériale déconnectée des réalités de ceux qu’elle supervise. Le bien-être est donc instrumentalisé en tant qu’outil de gestion bureaucratique.


En réalité, le management, tel un exploitant agricole industriel, se propose de cultiver de façon artificielle et souvent hors-sol, la quantité de pseudo-bien-être nécessaire à l’atteinte de ses objectifs financiers. Mais, il le fait de façon insidieuse, en transférant la responsabilité du bien-être aux employés eux-mêmes. Ce glissement délétère détourne l’attention des problèmes structurels de l’entreprise – surcharge de travail, précarité, dépossession, absence de reconnaissance – pour imposer une injonction au bonheur, pour l’essentiel au mépris des réalités humaines et sociales.

Des structures clairement féodales

Pour comprendre pourquoi ces efforts sont voués à l’échec, il faut analyser les structures mêmes des entreprises modernes. La comparaison avec les systèmes de l’Ancien Régime tient relativement bien la route :

  • Au sommet, un management autoritaire, autocratique et fermé sur lui-même, qui agit comme un monarque absolu, imposant des directives sans considérations pour leur applicabilité ou leurs conséquences humaines.
  • Une aristocratie financière constituée par les actionnaires et dirigeants, concentrée sur les dividendes et la valorisation à court terme, au détriment de toute vision humaniste.
  • Un clergé à la pensée commerciale (formé pour la plupart, au frais de l’entreprise, dans des écoles de commerce)qui diffuse les dogmes de la rentabilité et de la productivité sous forme de KPIs, de reportings ou de formations en “mindfulness corporatif”, véritable lavage de cerveau au service de la rentabilité financière.
  • Un tiers-état des opérationnels, croulant sous la pression permanente, écartés des décisions qui pourtant les concernent et réduits à une force de travail exploitée, dépossédée et précarisée (pression à l’offshore et maintenant à la rupture via la suppression de poste) tout en étant sommée de paraître “épanoui”, sanctionnée par un système de notation permettant de garder les bons éléments du troupeau sur les bons sentiers et d’en désigner pour ensuite s’en défaire, les brebis galeuses.

Une culture de la Performance antinomique du Bonheur

Comme nous l’avons vu (ici), la notion de performance revêt une dimension idéologique, réduisant l’efficacité mais aussi l’épanouissement à des chiffres froids dans des tableaux Excel. Ce cadre ne permet pas de véritable bien-être car les mécanismes mêmes de ces structures alimentent une insatisfaction chronique: précarité, dépossession, déconnexion des dirigeants, et pression insoutenable soluble uniquement dans le désengagement qui devient à son tour vecteur de mal-être.

Changer de paradigme : repenser la Gouvernance

Plutôt que de céder à nouveau à la tentation bureaucratique consistant à empiler de nouvelles couches artificielles de gestion du “Well-Being” ou de contrôle des risques psycho-sociaux, il nous faudrait réexaminer les bases de la toxicité grandissante de notre organisation. La vraie solution réside dans l’exercice d’une vraie remise en cause et certainement pas dans l’insistance à une gestion proactive ou curative des effets délétères :

  1. Remettre en question la centralisation des décisions : pour permettre aux employés de contribuer aux stratégies via une démocratisation des processus décisionnels, qui implique les opérationnels dans les choix stratégiques
  2. Une redistribution plus équitable de la valeur produite : rompre la mainmise de notre aristocratie et l’étau des dogmes financiers pour réduire les écarts entre les dirigeants et les opérationnels
  3. La remise en question des dogmes de la performance, au profit de l’autonomie, de la reconnaissance, du respect des rythmes humains et de la collaboration (sortir du jeu à somme nulle évoqué dans un autre article (ici) dans lequel la bonne performance des uns est consubstantielle de la mauvaise performance des autres). Adopter des pratiques valorisant ces dimensions passe nécessairement par l’abandon de l’obsession des métriques qui de toute façon comme l’ont montré plusieurs avis du CSE, sont en décalage avec les bilans financiers de l’entreprise, laissant penser que pas mal d’indicateurs sont embellis pour la bonne cause.

Conclusion : pas de bien-être sans Réforme

La CFTC participe sans réserve à l’initiative CARE et vous remercie pour votre participation de 51% à son baromètre RPS. Mais si cette initiative peut aider les salariés à un peu mieux “faire avec” un environnement difficile, le vrai retour du bien-être chez Worldline ne sera pas le produit de mesures cosmétiques. Il ne pourra émerger que d’une structure juste, où les aspirations humaines ne sont pas sacrifiées sur l’autel de la performance. Performance dont le modèle se coule parfaitement dans le moule bien carré et étriqué de la pensée Excel.

Le retour au bien-être exige donc une transformation profonde aussi bien structurelle qu’au niveau des mentalités ; ou en d’autres mots, une transformation de la culture de notre entreprise, de ses modèles mentaux et de ses valeurs effectives (et non pas ses valeurs fantasmées, doctement érigées sur le fronton du département des ressources humaines).

Tant que la gouvernance Worldline restera accrochée à une logique autoritaire, autocratique, et inégalitaire, le “bonheur bureaucratique” restera une façade, qui révèlera plus qu’elle ne masquera, les fractures profondes de l’organisation. Il restera une mascarade au service des décideurs et un anesthésiant pour des salariés épuisés et dans la souffrance.

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