Réenchanter Worldline

In Billet d'humeur

Arrivée ce matin dans les locaux de l’entreprise. Quelque chose est différent. Vraiment différent. Pourtant cela faisait longtemps que nous nous étions habitués, résignés même, à un climat qui n’en finissait pas de se dégrader. Ce qui avait fait la richesse de Worldline s’est étiolé ; son riche réseau d’interactions sociales, le plaisir de travailler, de créer et de réussir ensemble, n’est pour beaucoup plus qu’un souvenir. Nous sentons que depuis le Covid et ses vagues de confinement, la société ne récupère pas, que quelque chose est cassé. 

Mais aujourd’hui, il s’agit d’autre chose. Un sentiment de trahison, comme le choc d‘une forte désillusion. Nous voulions, malgré tous les signes qui nous préparaient à cette déception, continuer à croire que quelque part en haut de cette foutue pyramide, s’exerçaient des forces contraires à la cupidité court-termiste et au cynisme. Peut-être des sentiments comme la loyauté envers les salariés, ou bien la justice. Que nenni. 

Nous sommes définitivement entrés dans une nouvelle phase. Même les conversations autour du café, spéculant sur ce que nous aurions pu ou pourrions mieux faire, ce qu’il faudrait changer, la façon dont l’entreprise devrait évoluer, se sont tues. Les têtes sont basses, les regards perdus et les poings sont serrés.  

Allocution, mise sous tension 

Voilà déjà plus d’une semaine que la campagne Power 24 a officiellement été lancée. Depuis notre grand krach boursier et notre piteuse sortie du CAC40, les esprits étaient préparés à la survenue prochaine d’un évènement hors du commun. Cela a commencé par des adresses aux salariés, jouées par Gilles Grapinet posant le regard grave devant l’objectif, et qui d’un ton déterminé et monocorde, d’un timbre sans vie et sans énergie, nous annonçait les temps difficiles à venir (« tough times are upon us »). Ces petites mises en scènes, suivies de longues semaines de silence communicationnel, ont fait monter la tension, pendant que circulaient au sein de l’entreprise toutes sortes de rumeurs.  
 
Le dénouement ne pouvait être que libérateur, quelle que fut sa teneur. Tout le monde attendait que cette tension, de plus en plus écrasante, soit enfin libérée. Il fallait connaitre la suite.   
 
Enfin le coup de grâce fut donné sous la forme d’une courte allocution d’à peine 6 minutes, ouvrant les vannes d’une campagne de communication, un déluge de webinaires déferlant depuis les sommets de l’entreprise, inondant les derniers niveaux de la pyramide, ceux du monde réel, le monde où le travail s’accomplit ; ce monde glauque et distant dans lequel il y a, au goût de nos éminences parfaitement déconnectées, bien trop d’improductifs. Pas assez de “doers” comme le prétendent ces sommités siégeant confortablement tout en haut de leur tour d’ivoire et dont les mocassins faits sur mesure, effleurent avec grâce les tapis feutrés de luxueuses salles de conférence. 

Affublé en l’occasion d’un pull camionneur à peine sorti de son papier de soie, déguisement le plus proche en la circonstance d’une tenue d’action (la combinaison de vol aurait certainement, même pour les gueux que nous sommes, été too much), c’est en chef d’état-major proche de ses grognards, poussant l’empathie vis-à-vis d’eux jusqu’au mimétisme vestimentaire, que notre énarque plus gris que d’habitude, s’est présenté devant les salariés. Comme pour montrer qu’il venait se mêler à un combat pour lequel le nombre de sacrifices était déjà fixé. L’heure de l’offensive avait sonné, et les ennemis à abattre étaient désignés. Ce message qui se voulait probablement subliminal, était peu subtil : Worldline serait en guerre et il faudrait accepter que non seulement il y ait du dégât humain mais aussi que nos emplois soient détruits et remplacés par des prestations low-cost, sous de lointains tropiques. 
Voilà pour l’état de choc. Cortisol et adrénaline sont désormais de rigueur, salariés et représentants sont priés de mettre leur cerveau en mode veille, d’avaler les couleuvres et bien sûr à la guerre comme à la guerre !  
Afin de saturer au maximum les esprits, le message a été ensuite relayé (et l’est encore) ad nauseam à l’ensemble des salariés, par tout ce que l’entreprise compte d’épaules étoilées, répétant d’un ton monocorde, sans même feindre l’adhésion (voire la compréhension pour certains), le nouveau credo, l’appel au sursaut, le nouveau départ en croisade qui permettrait de libérer l’élan vital et la capacité créatrice de notre société de l’étreinte suffocante des démons de la complexité. Les consciences sont mises en état de siège.

Make Worldline Great Again !!  

Offshorization 

Le voici donc l’aboutissement de cette gouvernance exclusivement financière et boursière que nous subissons depuis des années. Ainsi cette fuite en avant axée essentiellement sur la conquête des marchés par le rachat de sociétés, en vue d’établir un monopole et de librement fixer nos prix, débouche subitement sur une très désagréable impression de déjà-vu. Nous le pressentions tous depuis le début de l’année 2023. La CFTC avait mis en garde en 2022 sur l’accentuation à prévoir de la vague de délocalisation qui allait secouer le monde des services, à l’image de celles qui dans les années 80, avait bouleversée la vie de nos ainés et ravagé de nombreuses régions de France, laissant dans leur sillage, d’immenses friches industrielles et des centres-villes se vidant de leurs boutiques aux vitrines vite remplacées par des planches de contreplaqué. 

Ce libéralisme débridé, véritable débauche d’insatiable cupidité, s’en prend aujourd’hui massivement aux services. Et le hasard de ce calendrier mortifère, fait que sont en parallèle mis à mort dans notre pays, les petites et moyennes exploitations agricoles et les métiers dits “de la connaissance”.  S’ouvre à nous l’ère débridée de la junk-food et du junk-work. 

Mais revenons à notre entreprise. Outre le sentiment de trahison, malgré d’immenses efforts, la majorité des salariés ne peut pas croire en Power 24. A la lumière de leur expérience des dernières années, il est difficile de n’y voir autre chose que la quête d’un regain de performance financière au détriment de l’emploi et des conditions de travail. Et c’est sous la forme d’un méga-plan d’économie que cette quête s’impose à tous. Ce plan tente de s’acheter une respectabilité en mettant en avant son inévitable alibi de changement organisationnel, censé délivrer des bénéfices, tels que l’agilité, la simplicité, la vélocité, la culture client, etc… Nous, salariés, en avons hélas vu défiler des dizaines de ces plans, qui n’ont jamais délivré beaucoup plus que des conditions de travail toxiques, de l’aliénation et du désenchantement

En l’occurrence, nous voyons surtout 1500 personnes poussées à la porte, la délocalisation massive de nos emplois et l’arrêt de beaucoup de services, anciennes vaches à lait dont nous ne connaitrons la liste réelle que de façon très graduelle, de manière à ne pas affoler trop de salariés en même temps. L’espoir est au mieux de renouer avec un niveau de rentabilité susceptible de conduire à la réintroduction de notre action dans la cour des grands et au pire de sauver ce qu’il reste encore à sauver du capital des investisseurs. 
 
Il s’agira en gros de défaire ce que nous nous sommes attachés à faire pendant une décennie : décroitre en taille : moins de salariés, portefeuille de service plus modeste, sites plus petits, etc… Bref, par bien des aspects, c’est une sorte de retour à la case départ mais avec un avenir vidé des immenses potentialités qui s’offraient à nous il y a à peine dix ans. Dix ans perdus et bien des illusions évaporées… Et en la circonstance, c’est bien au naufrage d’une stratégie par trop centrée sur le pilotage de l’entreprise par la finance et la recherche d’économies, auquel il nous est donné d’assister. Et comme les naufragés ne pourront pas tous grimper à bord de la chaloupe de sauvetage nommée “Merchant Services” (où le premier lieutenant vient de s’assurer une place), transformée pour la circonstance en véritable radeau de la Méduse, une substantielle casse sociale est à prévoir.  

Modernisation ? 

Mais direz-vous, nous allons quand même épouser la philosophie Devops, devenir plus agiles, aller vers le Cloud, augmenter le ratio de “Doers”, exiger de l’End-to-end Accountability et accélérer notre “Move to Cloud”. Oui, bien sûr, comme nous le faisons depuis 10 ans n’est-ce pas ?  

Il ne suffit pas de changer le nom des choses, de ne plus dire service ou département mais “Tribe”, ne plus parler d’équipes mais de Squads, ne plus parler de Domain Commitees mais de Chapters, d’organiser les experts en Guildes, de changer les managers de proximité en Product owner, en Delivery Manager ou autres chefs d’escouade.  

Même Spotify d’où est sortie cette terminologie et l’organisation matricielle qu’elle décrit, ne l’a jamais vraiment pratiquée et l’a mise au rebut depuis longtemps. Nous sommes ici dans le comble de la pensée magique. 

Lors d’un de nos précédents articles, nous mettions en garde contre la Bêtise Fonctionnelle et ses effets dévastateurs pour les entreprises. Nous étions à mille lieues de nous imaginer que Worldline serait transformée en Poudlard, que notre top management utiliserait des méthodes sorties d’un grimoire hors d’âge. Assez de ces expérimentations datées et fantasmagorique, et de cette infantilisation des salariés ! L’entreprise n’est pas un jouet sur lequel faire des expériences, nous méritons mieux qu’une tentative de gamification de bas-étages !! 

Il est temps pour ceux qui ont osé nous pondre ce conte pour demeurés, de mettre en application la fameuse “accountability” qu’ils prônent, notamment en ce qui concerne les effets de leur nouvelle trouvaille. 
 
Nous ne pouvons plus nous contenter d’un pseudo-jargon sans substance et qui ne fera illusion que durant les 5 premières minutes de sa mise en application. Il est temps de mettre fin à ce genre de décrets péremptoires ne reposant que sur un précaire effet de halo, de gens ne comprenant pas de quoi ils parlent. Certains s’affichant même en ardents défenseurs d’idées qu’ils avaient pendant des années, combattues becs et ongles (microservices, Cloud public, DevOps, Agilité…). 
Nous exigeons un projet d’entreprise, pas un conte onirique pour enfants que l’on sert à des salariés qui n’en croient pas leurs oreilles. 

Comment des démarches aussi panurgiques peuvent-elles passer pour les fruits d’une pensée profonde, voire pour un plan de restructuration d’une entreprise en difficulté ? Comment cette absence de réflexion peut-elle passer pour un travail intellectuel ?

Revenons à la réalité 

Worldline commencera à aller mieux, quand et seulement quand ses managers arrêteront de manifester un tel enthousiasme pour les idées toutes faites semblant briller de mille feux qui la plupart du temps proviennent d’autres sociétés dont le véritable contexte est aux antipodes du nôtre.  Worldline ira mieux quand ses top managers quitteront leur mindset de lemmings et commenceront à penser par eux-mêmes.  

Power 24 n’est donc qu’un projet de délocalisation de l’emploi, auréolé d’une poudre de perlimpinpin qui ne tardera pas, une fois retombée à terre, à rejoindre dans les égouts la boue des idées convenues et du prêt-à-penser. 

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4 commentsOn Réenchanter Worldline

  • Power2024 n’est qu’un galop d’essai, en tous cas, pour les pays avec un taux de réduction de postes proche du turn over, voir en dessous. La direction se fait la main.
    Le véritable enjeux, est de savoir comment la direction pérennisera les différents plans de réduction d’effectif dans les années à venir, POWER2026, POWER2028, POWER2030 etc ….
    Mais quitte à “offshoriser”, pourquoi les postes de direction générale ne sont ils pas “offshorisés” également ? Nos collègues indiens ne seraient ils pas capables de faire au moins aussi bien, et pour moins chère, si l’on suit les arguments que la direction nous martèle en permanence ?
    Gilles, Marc Henri, à un moment, il faut être logique et cohérent.

    • Bonjour Bidule,
      c’est hélas fort à craindre. Nous sommes probablement dans la phase d’amorçage du siphonage des emplois vers l’Asie. Une fois que la pompe aura été mise en marche, l’industrialisation de la délocalisation de nos emplois se fera sans entraves.

  • A vrai dire, je ne pense pas que l’offshorisation des activités de WL vers l’Asie soient possibles, c’est plus un fantasme. WL n’arrive pas déjà à gérer correctement l’activité de ses employés européens, elle aura encore plus de mal à gérer celle de ses employés asiatiques. Le manque de maîtrise technique et fonctionnelle de nos activités est flagrant à tous les niveaux de l’entreprise et cela va empirer avec l’offshorisation et la mise en place du Devops à marche forcée et sans réelle évaluation transparente (pratique habituelle de WL).

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