Worldline, Géant Agile ou d’Argile ? Partie 2 

In Idées, Votre avis nous intéresse !

Dans cet article, nous proposons une perspective sur la décision de ne pas faire bénéficier d’augmentations individuelles 25% des salariés et analysons ses conséquences.

Vous lisez le deuxième article de notre série « Worldline, Géant Agile ou d’Argile ». Retrouvez tous les articles ici.

Accélération 

Alors qu’une volatilité sans précédent s’est emparée des marchés et des environnements business, l’agilité d’entreprise n’est plus seulement un avantage compétitif essentiel, mais une condition incontournable de survie.   
 
L’explication à cela tient en un mot : accélération.  
Accélération des progrès technologiques, de la compétition qui est devenue globale, accélération de l’évolution des attentes des consommateurs, accélération de la réduction des cycles de vie des produits et des services, aussi bien que ceux des processus internes, ou encore accélération de l’émergence de risques de disruption et accélération de l’innovation technologiques. Enfin, comme nous l’avons vu, accélération des changements en matière d’aspirations des travailleurs qui entendent retrouver autonomie et sens, selon les modalités qui leur sont propres. 
 
Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, toutes les strates et toutes les disciplines des entreprises, sont visées par les technologies de ruptures émergentes liées notamment à l’Intelligence Artificielle. Et dans le sillage des sociétés les plus innovantes, même les entreprises hésitantes vont devoir repenser jusqu’à leurs couches fonctionnelles traditionnellement les moins tumultueuses ; couches souvent liées à la gestion des opérations et aux fonctions transversales. L’enjeu est de rester dans le jeu. 

Mobiliser les énergies ?

Nous pensons, comme – il est à espérer – la direction, qu’il est plus que jamais urgent de mobiliser l’énergie collective de l’ensemble des salariés.  
En revanche, comme déjà évoqué, il nous parait de plus en plus manifeste que les signaux qu’envoie la direction trahissent une ambiguïté, un tiraillement, entre les archaïsmes dépassés d’une pensée managériale classique, et la modernité des pratiques qu’elle s’évertue pourtant à promouvoir depuis des années (grâce à l’enthousiasme et à la passion de nombre de salariés).   
 
Ainsi, si l’on se fie au nombre important d’évènements et d’initiatives relevant de la culture du lien entre les salariés (TechForum Explore, InnovaTeam, Learning Days, etc.), l’importance du collectif peut sembler ne pas poser question. 

Toutefois, d’autres pratiques observables que nous allons explorer, attestent selon nous de la toxicité d’une pensée managériale captive de modèles d’un autre âge ; avec comme résultat, une sorte de folie consistant à prendre des décisions qui conduisent à défaire d’une main les effets des actions vertueuses produites par l’autre.  
Tout se passe comme si un combat avait lieu au sein d’une psyché collective dissociée, entre les tenants d’une aspiration à élever la conscience de l’entreprise à la centralité de son fragile Capital Social, et une pensée gestionnaire austère et sans imagination. Pensée qui cède à la tentation régressive de hiérarchiser les personnes, d’éradiquer les pensées alternatives, et de mettre en coupes réglées l’entreprise via des reportings et des “optimisations de coût” incessants, au prix de la stérilisation de toute forme de spontanéité. 

Pour illustrer ce phénomène, nous ne pouvons que constater la violence symbolique extrême qui a été infligée à une population sur laquelle il a été décidé d’apposer le sceau dégradant de la “basse performance”, la précipitant ainsi dans la catégorie des salariés de seconde zone, en transit vers le fond de cale.

 
Cette inutile violence est aussi infligée aux salariés qui échappent au stigmate. Il va sans dire qu’instiller l’idée dans la tête des salariés qu’ils sont en compétition les uns avec les autres pour l’obtention d’une maigre augmentation de salaire ou autres avantages, consiste à instaurer une “rat race” qui va faire des “merveilles” pour l’esprit d’entraide et de coopération… Plusieurs sociétés ont instauré ce système et s’y sont cassé les dents. Nous le verrons dans une prochaine partie de ce dossier. 

 
Ainsi est imposée une séparation symbolique entre ceux jugés encore aptes au travail et 25 % de déclassés, et tous devront vivre avec cette ligne de démarcation invisible :

  • Tampon de conformité pour les uns,
  • Déclassement pour les autres.

Et ne soyons pas naïfs, il s’agit dans leur tête d’épurer l’entreprise d’éléments jugés délétères, faisant chuter la marge moyenne de l’entreprise. Les salariés devront-ils à l’avenir s’éviter mutuellement ? Les pestiférés devront-ils déjeuner le midi à des tables séparées ? Prévoit-on une application smartphone pour faciliter ces nouveaux tropismes ?  
 

Le salarié comme seul responsable de son sort 
Comme nous l’avons vu, tout dans cette pratique trahit les travers d’une pensée mécaniciste assimilant le tout à ses parties. La compétitivité de l’entreprise ne résulterait donc que de la somme des niveaux de performance individuelle. Performance individuelle qui relèverait exclusivement de l’individu et de sa capacité d’adaptation au milieu que constitue l’entreprise. La CFTC dénonçait déjà en 2020 cette logique qui évacue systématiquement la responsabilité de la Direction, qui se retrouvait dans la façon selon laquelle Worldline traite les burn-outs.

 
Le salarié est de la sorte, livré à une pression sélective, le sommant de s’adapter et de prospérer. Et c’est au manager ainsi embrigadé, qu’incombe la tâche de sélectionner les plus aptes au travail (son capital confiance en prenant au passage un sacré coup !).  
 
Nous aimerions vous parler des critères présidant à ce tri, mais leur absence suffit à tout en dire, tout étant laissé à la discrétion du manager avec une conclusion connue à l’avance quant à la proportion de personnes à mettre à l’index….  

La CFTC ne peut que dénoncer et s’insurger contre cette ubuesque dérive et ce qu’elle recèle d’idéologie malsaine. Notre poil se hérisse devant ce triage de la population entre les insuffisants et les autres dont la présence dans l’entreprise reste encore tolérable.   
Qui plus est, cette amputation de pouvoir d’achat pour 25% de salariés éligibles à la prime individuelle, fera le lit des conflits sociaux à venir. Alors que nous sortons du plus grand conflit social qu’ait connu Worldline France en 20 ans, choisir de sacrifier un quart des salariés sur l’autel de la marge opérationnelle brute semble quelque peu inconséquent.  

 
Par ailleurs, le recours à un anglicisme masque tout autant qu’il la révèle la pensée déshumanisante et techno-barbare sous-jacente.  
En français on parlerait de “Sous Performants”, ou encore d’”Employés à faible rendement”. Ainsi, cette distanciation est bien l’effet recherché, l’anglais permettant de poser un voile pudique sur cette pensée détestable. 
 

Idéologie et panurgisme 

Cette nouvelle lubie de tri, de séparation du bon du mauvais, ne peut que révulser les personnes qui conservent un peu de mémoire. Espère-t-on qu’à force de filtrages réitérés, nous parvenions à une masse d’individus standardisés et homogènes, aux niveaux de performance et de con-formité homologués par une norme Tartempion ? 
 
Pourtant, les recherches foisonnent qui montrent que la culture et la complexité d’une entreprise sont les principales fautives des problèmes de performance. Qu’il s’agisse de la loi de Parkinson,  de la notion de bêtise fonctionnelle (dans le sens “qui a une fonction”), de celle de Smart Simplicity, ou encore du concept de “boulots à la con” (et tant d’autres encore – et pourquoi donc résister à la “No Asshole Rule” ?), tous se rejoignent pour pointer du doigt la dimension systémique de la plupart des problèmes en entreprise(1).  

 
Quand on en est réduit à faire subir à 25% des salariés cette brutalité symbolique aux effets pourtant bien réels, le cynisme ne peut bien entendu pas être écarté. Par exemple, les dernières déclarations du PDG d’IBM montrent que les entreprises, suite à l’émergence des IA, ont déjà intégré la baisse future de leurs effectifs.  
Attendez-vous, du reste, à croiser encore et encore ce chiffre de 25% dans des occasions les plus diverses. Il suffit souvent qu’une entreprise de premier plan donne le “La”, pour que des centaines emboitent le pas.  
C’est hélas sur ce type de terreau panurgique que s’enracinent beaucoup de décisions stratégiques. Ce, qui soit dit en passant, est une des marques de fabrique de la Bêtise Fonctionnelle ; les suiveurs n’intégrant que rarement la complexité qui préside aux choix des précurseurs et se contentant d’en imiter les aspects visibles selon un mode quasi incantatoire (on pense au “Culte du Cargo(2)).  Ainsi l’imitation de la concurrence devient la stratégie, qui se décline en objectifs dont le caractère spécieux peine parfois à faire illusion.   
De nombreuses entreprises déjà très avancées dans leur transformation digitale s’apprêtent à récolter les dividendes, dans leur cas, conséquentes, de la révolution IA en cours. Elles ont de ce fait commencé à réduire leur personnel assez massivement parce que leur niveau d’efficience opérationnelle le permettait. Et malheureusement, il est à prévoir que les entreprises “Cultistes” leur emboitent le pas en brûlant les étapes, sans comprendre la nécessité de repasser par certaines cases avant cela. Cela s’appelle en sagesse populaire “mettre la charrue avant les bœufs”. Nous allons y revenir.  

Agneaux sacrificiels ? 

S’en prendre de la sorte à une partie du personnel, présente en outre l’avantage d’une évasion de responsabilité à travers la recherche de victimes expiatoires, tel que l’a montré René Girard (3).  
Face à des problèmes dit pernicieux (4), caractéristiques des systèmes complexes, certains cèdent à la facilité de la recherche de boucs émissaires (des coupables) plutôt que de s’attaquer aux vraies causes. Le transfert de responsabilité permet d’éluder ses propres responsabilités et le transfert d’incompétence, ses propres manquements. On songera à la phrase “Qui m’a foutu des incapables pareils” émanant parfois de personnes qui entretiennent elles-mêmes le travers dont elles affublent les autres…

 

Cette « courageuse » décision permet également de conjurer le sentiment d’impuissance via un passage à l’action. Alors, toute action, même stupide, redonne un sentiment illusoire de contrôle sur un danger dont les causes nous dépassent. Non sans rappeler du reste, la célèbre fable de La Fontaine : 

Je crois que le Ciel a permis 
Pour nos péchés cette infortune ; 
Que le plus coupable de nous 
Se sacrifie aux traits du céleste courroux, 
Peut-être il obtiendra la guérison commune. 
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents 
On fait de pareils dévouements  

Malheureusement, le recours à une solution simpliste (blâmer une partie des salariés) ne fait pas plus avancer les choses que de sacrifier un âne, à l’instar des animaux pestiférés de la fable. 

 
Les effets pervers 
Il suffit du reste de se poser une ou deux questions simples pour démasquer la supercherie. Quel problème cherche-t-on à résoudre en effectuant ce triage qui ne dit pas son nom ? Et que deviennent les 25% déclassés ?  
 
Il est difficile d’imaginer que cette manœuvre puisse conduire à une augmentation des performances de l’entreprise. Par quel mécanisme la stigmatisation de 25% du personnel va-t-elle aboutir à plus de coopération et plus d’engagement, voire à plus d’innovation ? Même, si l’on cède un instant à l’illusoire espoir que cette sélection puisse faire naître la vocation d’une hypothétique poignée d’übermensch, les dégâts causés au Capital Social de l’entreprise seront sans commune mesure avec les maigres bénéfices obtenus. 

Quant aux salariés lésés, une petite partie quittera peut-être l’entreprise (parmi ces 25% figurent les futurs retraités que l’on remercie ainsi de leur longue contribution), et la partie restante s’enfoncera un peu plus dans un désengagement mortifère. Et qu’y aura-t-on gagné ?  
A n’en pas douter, le contingent des 25 % sera de plus, toujours réalimenté, simplement du fait qu’un classement, par définition postule un quartile inférieur (nous y reviendrons). Sans parler de la persistance des problèmes structurels, cause de frustration et de démotivation. 
 
Et combien de fois faudra-t-il réitérer ces absurdités incantatoires, avant de s’attaquer aux vrais chantiers ? Combien de salariés se retrouveront en conflit de valeurs avec une entreprise dont la boussole morale sombre dans l’affolement ? Combien des salariés parmi les plus intègres, ne souffrant plus cette façon de traiter les gens, quitteront la société ?  

Pourtant, la recrudescence des enjeux appelle à la cohésion et à l’unité. Alors que notre entreprise comme frappée de maladie auto-immune, poursuit l’érosion de son Capital Social déjà mis à mal, elle semble perdre conscience qu’il est le substrat de l’agilité d’entreprise dont elle a tant besoin. 

  
Dès lors, où se situe vraiment le problème ? Chez les triés ou chez les trieurs ? 

Fin de la partie 2. 

Dans la partie 3, nous discuterons de certains défis que notre société doit relever.

Afin d’être notifié(e) de la publication de la troisième partie de cet article, nous vous invitons à vous inscrire à notre liste de diffusionN’hésitez pas également si vous pensez que cette réflexion peut faire avancer les choses dans notre entreprise, à faire suivre à vos collègues et managers. Nous attendons vos commentaires avec impatience. 

A suivre avec Worldline, Géant Agile ou d’Argile ? Partie 3

  1. Il va sans dire que nous n’évacuons aucunement la possibilité qu’il y ait des personnes incompétentes au sein de certaines équipes. Mais il s’agit de l’exception plutôt que de la norme. A moins qu’elle ait été victime de lésions ou de dégénérescence cérébrales conséquentes, il est rare qu’une personne ayant eu un parcours professionnel de plusieurs années dans l’entreprise puisse soudainement révéler des trésors d’incompétence jusqu’alors insoupçonnés.  
    Il est aussi pertinent de faire le parallèle avec les valeurs mises en exergue par l’idéologie néolibérale qui met un accent excessif sur l’individualisme et la compétition. Quelles que soient les vertus de ces valeurs dans la sphère de la philosophie politique (Pour le libéralisme en tant que doctrine politique cf. John Locke, John Steward Mill, etc.), quand elles sont appliquées de façon idéologique et instrumentaliste dans la sphère de l’entreprise, lieu par excellence de la coopération, il faut s’attendre à des effets délétères assez importants sur les dynamiques sociales (nous y reviendrons plus tard).  Ainsi l’individu en entreprise n’est plus conçu que comme auto-entrepreneur de lui-même, disposant de lui-même, de ses compétences, de sa force de travail ainsi que de de sa résilience comme capital ; d’où l’utilisation du terme “Capital Humain” par les théoriciens de cette obédience. Nous avons pris dans cet article le parti d’utiliser cette terminologie, même si nous ne l’approuvons pas, afin de montrer que si capital il y a, il se situe dans une sphère d’un ordre de complexité supérieure, à savoir la sphère sociale. 
  1. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les insulaires mélanésiens furent stupéfaits lorsque les militaires japonais et américains arrivèrent avec d’immenses quantités de provisions en tous genres, livrées par avions et par parachutes. Ces approvisionnements trouvèrent leur place dans l’économie locale, changeant les façons de vivre et bien-sûr les attentes.  
    Ainsi, lorsque la guerre prit fin et que l’arrivée des approvisionnements cessa, de nombreux groupes insulaires décidèrent de faire revenir le “cargo” en imitant aussi fidèlement que possible les rituels qui avaient permis aux étrangers de créer cette abondance. Ils construisirent des imitations d’avions avec les matériaux à leur disposition, sculptèrent des casques d’écoute en bois et en coquilles de noix de coco, et installèrent quelqu’un dans une “tour de contrôle” ornée d’imitation d’antennes en bois. Ils se mirent aussi à défiler et s’entraîner avec des fusils en bois. 
  1. Un bouc émissaire est un individu, un groupe, une organisation, etc., choisi pour endosser une responsabilité ou expier une faute pour laquelle il est, totalement ou partiellement, innocent. Le bouc émissaire selon René Girard a pour fonction de résoudre la violence mimétique survenant quand les uns éprouvent le désir mimétique d’obtenir ce que d’autres obtiennent ou possèdent. Ainsi par exemple, si tandis que certains goutent aux fruits amers de l’austérité, d’autres bénéficient de largesses, la désignation de boucs émissaires peut permettre d’éviter la violence mimétique engendrée par cette situation 
  1. les problèmes pernicieux (wicked problems) sont une catégorie de problèmes, au périmètre variable, sans formulation définitive possible, sans règles de fin, et sans règles de véracité. Ils sont caractéristiques des systèmes dit complexes. 

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