Un an après la grève : l’heure du bilan

In Actualités sociales, grève, Idées

Cet article fait suite à la chronologie de la grève à mi-parcours et au bilan de fin de grève.

Il y a un an, le mouvement de grève sur tous les sites Worldline France avait marqué un tournant dans la relation employeur-employés et direction-représentants du personnel. Ce changement a eu des conséquences, à court terme comme à long terme. Dans une démarche d’amélioration continue, faisons une rétrospective (un peu comme dans la méthode Agile) : qu’est-ce que ce mouvement a réellement changé chez Worldline France ? Qu’est-ce qui a marché ou non ?

Rappel des faits

Le 3 juin 2022, après plus de 20 ans de climat social relativement apaisé chez Worldline, les organisations syndicales s’unissaient pour vous proposer un sondage sur l’éventualité d’une grève. Cette sollicitation faisait suite à 2 constats d’échec successifs sur des négociations majeures (Négociation Annuelle Obligatoire et négociation sur l’intéressement aux résultats 2022 – versé en 2023). Vous y aviez répondu massivement (le quota de 1000 répondants fut dépassé en 2 jours) et vos votes approuvaient à 90% un recours à la grève.

Le 6 septembre, vous étiez un millier à participer aux premières assemblées générales de grève organisées sur tous les sites, et à lancer une série de 7 épisodes de grève allant crescendo, pour atteindre son point culminant avec 2 jours de grève durant le Black Friday (plus de 400 grévistes) et le Cyber Monday, qui firent l’objet d’une couverture médiatique massive (Le Monde, RMC TV, Les échos, France 3, L’Humanité, etc).

Forcée de renégocier, la direction France (renouvelée) fit des concessions salariales mi-décembre devant les syndicats réunis. Le 3 janvier 2023 vous, salariés, avez voté lors d’une AG sur Teams la fin du mouvement social, à une courte majorité (53% des quelque 300 votants).

Côté direction

Côté top management, rien de nouveau

Les mouvements sociaux ayant traversé l’entreprise en 2022 (en France et aux Pays-Bas) n’ont pas réellement infléchi la politique de Mr Grapinet : le sujet de la grève n’a jamais été à l’ordre du jour en Conseil d’Administration et les objectifs de marge sont toujours excessivement élevés (30% de marge opérationnelle brute en 2024 !). Après tout, la France ne pèse que 20% de la population de l’entreprise.

La méthode « à Gilles », c’est même marge et crève désormais

Interpellé en CSE fin avril sur le sujet, notre PDG a clairement répondu par une fin de non-recevoir (en gros, les résultats financiers continuent de passer avant toute autre considération).

Pendant que nos dirigeants s’augmentent, sur le terrain, la politique globale d’optimisation des coûts continue de sévir. Par exemple, les RH restent sous-staffés (pas de bande passante pour gérer les changements d’outils, qui ont été catastrophiques, problèmes de paie par centaines/milliers). Pire, on note un durcissement vis-à-vis des salariés (chasse aux soi-disant low-performers, salariés poussés à partir à la retraite le plus tôt possible, 25% des salariés français qui n’ont pas eu d’augmentation individuelle, des départs non remplacés, des consignes d’invalider toutes les périodes d’essai sur certains périmètres…). Une véritable casse sociale.

Plus d’écoute de la direction France ?

En revanche, la direction France a été revue : mme France sortie par la petite porte, mr Duquenne a repris le poste d’interlocuteur des IRP. Vos élus sont sortis renforcés par la mobilisation considérable des salariés lors de la grève et des élections.

Sous sa houlette, le dialogue social prend certes une forme plus constructive (en négociations, en CSE). Mais pour nous prononcer sur le fond, il faudra attendre les avancées concrètes (intéressement touché en 2024, nouveaux statuts harmonisés entre Worldline et Ingenico).

Côté DRH, la communication ne se hisse toujours pas à la hauteur des enjeux (GPTW…), et les échanges restent tendus (conditions de travail, santé, et sécurité), ou peu fructueux (gestion prévisionnelle des emplois et des compétences).

Côté salariés

Sur le pouvoir d’achat

Le premier succès mesurable de la grève a été l’obtention d’une Augmentation Générale de 100€ dont ~3000 salariés ont bénéficié depuis fin juillet (au plus tard). Malgré cela, le turnover continue d’augmenter, l’entreprise restant nettement moins attractive que ses concurrentes au niveau rémunération. Et le pouvoir d’achat de bon nombre de salariés a régressé suite à l’inflation.

Autre victoire, la direction s’est empressée de verser dès janvier 2022 une PPV de 1600€ (2000€ pour les salaires <40k€), pour compenser l’absence d’intéressement à percevoir en 2023.

Sur l’intéressement, la négociation 2023 (déterminant le montant que nous toucherons en 2024) a été plus apaisée que les années précédentes, conséquence possible de la grève. Le nouveau directeur France a réussi à vendre aux syndicats une nouvelle formule qui génèrera un intéressement à première vue plus généreux… à la stricte condition que Worldline atteigne les objectifs extrêmement ambitieux qui avaient été fixés par Mr Grapinet (avant la guerre en Ukraine, qui plus est). Malgré des conditions drastiquement modifiées, aucun changement de philosophie n’est envisagé : obsession des actionnaires d’abord, quoi qu’il en coûte pour les salariés. Rendez-vous mi-2024 pour juger sur pièces.

Sur les conditions de travail

La contrainte des 9 jours de congés a malheureusement été reconduite en 2023. L’alignement de la pose des congés sur l’année civile, seule solution à avoir été envisagée, a été retoquée par les équipes financières. La négociation en cours ne laisse pour le moment, entrevoir que peu d’espoir d’améliorations tangibles.

Les mesures restrictives sont devenues permanentes. Le gel des embauches empêche le remplacement des départs et banalise le travail en mode dégradé. Le travel ban est drastique, des N+3 annulent leurs visites à leurs équipes, même des déplacement à 60€ nécessitent des escalades pour être validés. Des managers ne peuvent même plus faire de notes de frais pour envoyer un bouquet de fleur à leur collaborateur qui s’est pacsé ou marié. Voilà le vrai visage de l’empowerment chez Worldline. Le Techforum 2023, qui était censé s’élargir, a vu sa voilure réduite…

Il n’y a donc pas vraiment d’améliorations sur le plan des conditions sociales : la logique financière prévaut.

Un collectif renforcé

La direction ne croyait pas à cette grève, elle en est pour ses frais. Vous avez démontré lors de ce mouvement votre capacité à vous unir, à vous mobiliser pour constituer une force collective d’opposition contre les décisions injustes des dirigeants. Ainsi, vous avez établi que démissionner n’est plus le seul recours à la disposition des salariés: la résistance collective en est un autre.

La grève a aussi rappelé que sans le soutien des salariés, les représentants du personnel n’ont pas de poids face à la direction.

Les échanges pendant les assemblées générales (en présentiel ou sur Teams), les commentaires sur le site grevechezworldline.fr, les pancartes ont mis en lumière que l’exaspération était partagée et légitime. Vous savez désormais que vous n’êtes pas les seuls dans votre cas.

Alors même si les résultats n’ont pas tous été à la hauteur des attentes, nous avons créé un précédent en forçant la main de dirigeants fermés sur eux-mêmes et persistant dans leurs obsessions (alors que les résultats de leur politique ne sont pas au rendez-vous).

Vous avez aussi participé massivement aux élections du CSE fin 2022, adressant un autre avertissement à la direction, et renforçant la légitimité de vos représentants.

Vous avez encore signé la pétition et adhéré aux consignes (pourtant changeantes…) de l’intersyndicale de ne plus vous prêter docilement à la mascarade du sondage GPTW, en guise de carton jaune supplémentaire à la direction.

Et pour finir, vous êtes nombreux à rejoindre les équipes syndicales, conscients de la dégradation généralisée du climat social dans notre pays et dans notre entreprise.  Si vous hésitez encore à sauter le pas, n’hésitez pas à consulter cet article !

Côté syndicats

Le retour du rapport de force

Nous avons, comme vous, (ré)appris à utiliser le rapport de force, condition indispensable de discussions plus équilibrées. Comme on l’avait vu lors des dernières négociations sur l’intéressement, sans moyens de pression côté salariés/représentants du personnel, le “dialogue social” avec la direction ne donne malheureusement lieu qu’à une parodie de négociation.

Savoir faire une grève efficace

Syndicats et salariés ont (ré-)appris à faire la grève, et ont pu expérimenter ce qui fonctionnait ou non. Soyons clairs, tout n’a pas été parfait dans l’organisation et la coordination. En revanche, si la direction se hasarde de nouveau à tester votre détermination, le mouvement qui s’ensuivra sera beaucoup plus percutant.

Même si c’est à contrecoeur, il arrive que le dernier recours soit de frapper la direction où ça fait mal : au portefeuille, et à l’image de l’entreprise. Il semble que le mouvement lors du Black Friday et du Cyber Monday (2 journées complètes de grève) a particulièrement fait pencher la balance vers plus d’écoute. Nous en tirons l’enseignement pour les éventuels conflits futurs : les grèves perlées qui restent symboliques et épuisent tout le monde (grévistes, syndicats) sont à éviter. Pour économiser le temps et les moyens des salariés, mieux vaut tenir des Assemblées Générales d’abord, puis mener une grève reconductible (si possible à un moment bien choisi).

Pour être percutant, il faut également bien penser l’ensemble des revendications dès le début (rémunération, conditions de travail, paiement des heures de grève, etc). Le refus de la direction de payer le moindre jour de grève en 2022 a laissé un arrière-goût amer, alors que les grévistes ont généralement fait en sorte de désorganiser le moins possible leur travail.

Intersyndicalisme

Nous avons également progressé sur l’intersyndicalisme. Après l’élan commun initial, le travail intersyndical a été progressivement plus difficile au fil des mois (soutien plus timide de certains délégués syndicaux ou de certaines équipes syndicales, lassitude). La coordination intersites est un exercice difficile, et cette longue grève perlée a été l’occasion d’expérimenter différents modes de fonctionnement pour débriefer les AG et prendre des décisions collectives.

Les élections professionnelles ayant eu lieu en parallèle du mouvement auraient pu diviser l’intersyndicale, mais au grand dam de la direction cela n’a pas été le cas.

Notre équipe a largement contribué à la coordination des équipes syndicales jusqu’au bout, car c’était indispensable à nos yeux.

L’importance de la visibilité du mouvement

Pour que la direction réagisse et revienne à la table des négociations, mi-décembre, il a fallu que la grève soit massivement couverte par les médias (grâce notamment à l’action de notre équipe), que l’image de l’entreprise soit atteinte et que nos clients passent des coups de fils inquiets au top management.

L’importance de la communication interne

L’organisation du mouvement d’une semaine sur l’autre était compliquée et ne permettait pas de vous donner une bonne visibilité. Les restrictions de la direction ont pesé (interruption des mails syndicaux le 13 décembre 2022), surtout à l’ère du multisites et du télétravail généralisé. Si les médias intersyndicaux (site web, Twitter, sondages en ligne) créés et alimentés pour l’occasion – généralement sous notre impulsion – ont été utiles, ils n’ont pas suffi. De plus, les communications intersyndicales n’ont pas toujours réussi à faire passer les bons messages.

Plus que jamais, les syndicats doivent avoir des compétences en communication et être outillés pour pouvoir vous faire parvenir des messages et échanger avec vous. C’est pour cela que nous avons créé notre newsletter indépendante, que vous appréciez d’après vos retours 😊. Notre site et nos réseaux sociaux sont alimentés régulièrement, et nous allons suivre des formations en communication.

Lessons learned

Etre ensemble pour être forts

Une des AG à Seclin (a.k.a. “kermesse” selon certaines personnes de la direction …)

C’est peut-être le seul point à retenir : cette grève a prouvé à tous que l’union des salariés peut faire bouger la « ligne de partage de la valeur » du côté des salariés plutôt que du côté des profits.

Soyons lucides, notre entreprise restera à l’ère du “tout pour la marge et les actionnaires” (et peu pour les salariés) pour quelque temps. Dans ce contexte, bien travailler ne suffit plus pour avoir une rémunération juste, ou au niveau du marché ; désormais, il est aussi nécessaire d’obtenir de la direction une répartition équitable (entre marge et rémunérations) de la valeur que vous créez.

L’exemple Ingenico

On peut aller plus loin grâce à plus de cohésion entre salariés, de plus de soutien de votre part à vos représentants. Chez Ingenico (avant le rachat), les salariés votaient massivement aux élections, faisaient massivement grève quand c’était nécessaire ; c’est en partie grâce à cela qu’ils avaient des représentants forts face à la direction, de bons salaires et un bon partage de la valeur (intéressement > 10 k€/an).

Imaginez si Worldline avait 7.8% de de salariés syndiqués (la moyenne nationale française, y compris chez les cadres) plutôt que 1 ou 2% ! Imaginez ce que nous aurions obtenu si nous avions été 2000 salariés aux AG (au lieu de 1000 environ) et 1000 grévistes le jour du Black Friday (au lieu de 400 selon notre décompte) !

La CFTC continue son effort

Nous CFTC, voulons continuer à bâtir ce collectif plus fort avec vous.

Pour s’adapter au multisites qui nous sépare, nous tournons sur vos différents sites (nous en avons déjà couvert 5 cette année), nous vous distribuons nos fascicules « des souris et des ogres » sur différents sites, et poursuivrons cet effort.

Pour contourner le télétravail qui isole et gêne la circulation d’informations et d’idées, nous vous informons et recevons vos retours sur ce site, sur notre compte Twitter, sur LinkedIn et sur notre adresse mail cftc.worldline@gmail.com.

Pour contourner les restrictions sur l’envoi de tracts par mail, nous avons créé et alimenté notre newsletter indépendante (inscription ici).

Tout part de vous

Mais nous ne pourrons vous défendre vraiment que si vous faites aussi votre part en vous informant, en nous faisant des retours et en vous mobilisant encore plus nombreux.

Comme d’habitude, on attend vos commentaires ci-dessous.

Toute l’équipe CFTC


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3 commentsOn Un an après la grève : l’heure du bilan

  • Merci pour le travail effectué et pour ce rappel

  • pour la fin d’année de l’année à 9 jours, je crains qu’il n’y est pas pas grand monde de disponible la semaine 52, la direction nous imposant indirectement de la poser si nous voulons être avec nos enfants pendant les vacances, et pouvoir repartir début janvier avec un nombre suffisant de congés pour pouvoir être de nouveau avec nos enfants en Février et en Avril !!!!
    comment ne pas autoriser la prise de congés sur la semaine 52 ou 1 pour arriver au compteur de 9 ??? La direction se fout littéralement de l’humain, des salariés et de leur famille !!!!

  • Et puis bientôt, notre nouveau DRH annoncera des règles de participations et d’intéressement différentes en fonction de la GBL à laquelle on appartiendra. MTS se fera bien pénaliser, au profit de MS et FS ……

    Pour l’instant, il ne le feront pas tout de suite, car les contrats MTS sont pluriannuels et offrent de la résilience en cas de récessions économique, comme FS également, mais beaucoup moins pour MS ….

    Mais une fois la récession 2023 / 2024 / 2025 passée, vous allez voir comment MTS va se faire descendre, si l’activité n’est pas vendue avant à un fonds d’investissement qui procédera au dépeçage de la bête …..

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