Les évolutions législatives récentes sur l’emploi des salariés expérimentés pourraient marquer un tournant dans la manière dont notre société aborde la question des parcours professionnels. Ces dispositions, issues de la loi du 24 octobre 2025 et des Accords Nationaux Interprofessionnels qui l’ont précédée, ne se contentent pas d’afficher des intentions : elles créent un cadre structurant et des outils concrets.
Pour les entreprises de plus de 300 salariés comme Worldline, l’emploi des seniors devient désormais un sujet de négociation obligatoire. De nouveaux dispositifs voient le jour : la retraite progressive facilitée dès 60 ans pour organiser la transmission des compétences, le Contrat de Valorisation de l’Expérience (CVE) pour recruter des profils de plus de 60 ans dans une logique de projet, ou encore l’obligation pour les branches professionnelles d’intégrer la gestion des carrières expérimentées dans leurs accords.
Pour les salariés concernés, ces mesures reconnaissent enfin leur valeur professionnelle et ouvrent de nouvelles perspectives : possibilité de transition maîtrisée, cadre pour se projeter à nouveau, légitimité retrouvée de l’expérience comme atout stratégique.
Certes, tout ne changera pas du jour au lendemain. Mais pour la CFTC, cette loi constitue avant tout une occasion de déconstruire certaines idées reçues et d’engager une réflexion collective sur la gestion des carrières chez Worldline. Regardons ensemble ce que ce texte peut apporter, ses limites, et surtout comment nous pouvons collectivement en faire un véritable outil de progrès.
Une loi qui privilégie le dialogue… mais peut aller plus loin
Cette loi instaure deux mécanismes principaux : l’Index Seniors (pour mesurer et rendre visibles des indicateurs concrets) et l’obligation de négocier lorsque ces indicateurs révèlent des difficultés.
C’est une approche intéressante qui reconnaît la nécessité d’ouvrir des discussions. Toutefois, nous constatons que le texte reste en surface. Il crée un cadre de discussion sans garantir de droits directs et concrets pour les salariés concernés. Un collaborateur de plus de 50 ans ne pourra pas, par exemple, s’appuyer directement sur cette loi pour demander un aménagement de poste ou un accès prioritaire au télétravail.
Pour la CFTC, le véritable enjeu est donc ailleurs : transformer cette obligation de négocier en véritable dynamique de progrès. Le sujet devient incontournable dans le dialogue social. C’est à nous, ensemble, d’en faire quelque chose d’utile et de concret.
Worldline et la Tech : Comprendre nos réalités pour mieux avancer
Notre secteur a connu des évolutions profondes ces dernières années. Regardons factuellement certaines tendances qui nous concernent :
- L’équilibre des pyramides des âges : La recherche d’optimisation des coûts a naturellement favorisé le recrutement de profils juniors. Cette dynamique, compréhensible d’un point de vue économique à court terme, crée néanmoins un déséquilibre qui peut nous priver collectivement d’une richesse : la diversité des expériences et des regards.
- L’offshoring : La délocalisation de certaines activités touche mécaniquement des postes occupés par des collaborateurs expérimentés. C’est une réalité économique du secteur qu’il faut regarder en face pour mieux anticiper ses impacts humains.
- L’évolution rapide des compétences : Dans nos métiers, la formation continue n’est pas un luxe mais une nécessité. Or, les dispositifs actuels (notamment le CPF) sont souvent insuffisants pour financer les formations longues et coûteuses nécessaires aux reconversions réelles.
Ces constats ne sont pas des accusations. Ils décrivent une réalité qu’il faut regarder factuellement pour pouvoir avancer. Car derrière ces dynamiques se cache souvent un présupposé rarement explicité : l’idée que l’expérience vieillissante serait moins adaptable, moins performante.
Déconstruire un mythe : la génération la plus adaptable de l’histoire
Parlons franchement d’une idée reçue particulièrement tenace : l’image du senior “fatigué” et “résistant au changement”. Cette vision ne résiste pas une seconde à l’examen factuel.
La génération actuelle des 50-65 ans est celle qui a connu le plus de bouleversements technologiques, économiques et sociétaux de toute l’histoire de l’humanité.
Pensons-y concrètement : nos collègues de cette tranche d’âge ont :
- Débuté leur carrière dans un monde sans ordinateur personnel, et ont intégré successivement l’informatique de bureau, l’interface graphique, Internet, le cloud, la mobilité, l’intelligence artificielle, le télétravail
- Vécu plusieurs révolutions complètes de leurs outils de travail et méthodes (de la machine à écrire aux outils collaboratifs en ligne)
- Traversé d’innombrables restructurations, changements d’organisation, fusions d’entreprises
- Adapté leurs compétences métier plusieurs fois au cours de leur parcours
Prétendre réduire ces personnes à des profils “fatigués” et “rétifs au changement” est simplement absurde au regard des faits. Si adaptation et résilience se mesurent à l’aune des transformations traversées, alors cette génération en est le parfait exemple vivant.
D’ailleurs, une étude approfondie de Gignac et Zajenkowski, publiée dans la revue Intelligence, apporte un éclairage scientifique qui devrait nous interroger collectivement sur nos pratiques de gestion des carrières.
Les chercheurs ont identifié un phénomène fascinant : si l’intelligence fluide (la rapidité à résoudre un problème nouveau et abstrait) atteint effectivement son maximum autour de 20 ans, le succès professionnel réel, lui, culmine entre 55 et 60 ans. Comment l’expliquer ?
L’étude montre que plusieurs compétences essentielles continuent de se développer avec l’âge et compensent largement le déclin de certaines capacités :
- L’intelligence cristallisée : Cette capacité à mobiliser un vaste répertoire de connaissances et d’expériences pour résoudre des problèmes complexes. C’est le cœur même de l’expertise. Selon l’étude, cette forme d’intelligence continue de progresser jusqu’à environ 60-65 ans, avec une augmentation d’environ un écart-type entre 20 et 70 ans.
- L’intelligence émotionnelle : La gestion de ses propres émotions et la compréhension de celles des autres. L’étude rappelle qu’elle prédit des salaires plus élevés (les chercheurs citent des différences de 30 000 à 40 000 dollars annuels au niveau cadre supérieur), une meilleure adaptation et peut même compenser une intelligence fluide plus faible. Elle est déterminante pour le management et la relation client.
- La qualité de décision : Les collaborateurs expérimentés résistent mieux aux biais cognitifs courants, notamment au “piège des coûts irrécupérables” (cette tendance à persister dans une mauvaise décision simplement parce qu’on y a déjà beaucoup investi). Ils prennent des décisions plus rationnelles et tournées vers l’avenir.
- Le jugement éthique et moral : La capacité à prendre des décisions nuancées sur le plan moral s’affine avec l’expérience. Elle est cruciale pour la confiance et la cohésion d’équipe.
- La littératie financière : La compréhension des concepts financiers et la capacité à prendre des décisions financières éclairées continuent de s’améliorer largement jusqu’à la mi-cinquantaine.
En combinant ces différentes dimensions dans un indice composite, les chercheurs observent que la performance globale tend à atteindre son optimum autour de 60 ans dans leur modèle.
Il est important de préciser plusieurs nuances essentielles que l’étude elle-même souligne :
Premièrement, la variabilité interindividuelle est considérable. Comme le notent les auteurs, certains individus de 70 ans maintiennent des performances cognitives supérieures à la moyenne des trentenaires. L’âge chronologique n’est donc qu’un indicateur très approximatif.
Deuxièmement, le contexte professionnel est déterminant. Les métiers reposant principalement sur l’expertise, la connaissance accumulée, le jugement stratégique et les compétences relationnelles – précisément ceux qui dominent chez Worldline – sont ceux où les compétences qui se renforcent avec l’âge comptent le plus. À l’inverse, les professions exigeant principalement rapidité de traitement et mémoire de travail intense sont plus sensibles au déclin de l’intelligence fluide.
Troisièmement, nous vivons plus longtemps en meilleure santé. Les données de l’étude s’appuient sur des cohortes plus anciennes. Or, les progrès en santé publique, nutrition, exercice physique et stimulation cognitive continue ont considérablement repoussé le vieillissement cognitif. Des recherches récentes en neurosciences (notamment les travaux de Park & Reuter-Lorenz, 2009, sur le vieillissement cognitif, ou les méta-analyses de Hertzog et al., 2008, sur la plasticité cérébrale) montrent que l’engagement intellectuel continu et l’activité professionnelle stimulante constituent d’excellents facteurs de protection contre le déclin cognitif.
Enfin, l’étude identifie un déclin marqué seulement après 75 ans, et non 65 ans comme on l’entend parfois dire. Les auteurs notent d’ailleurs que c’est à partir de 75 ans que les scores globaux redescendent à des niveaux comparables à ceux observés chez les jeunes adultes. Entre 60 et 75 ans, le niveau reste élevé pour la plupart des dimensions mesurées.
Vers une approche factuelle et partagée
Pour la CFTC, cette loi et ces données scientifiques nous donnent l’occasion de changer de logique. Il ne s’agit pas d’opposer des générations, mais de reconnaître factuellement les atouts complémentaires de chacune.
La rapidité et la créativité des plus jeunes sont précieuses. L’expertise, le recul stratégique et la maturité décisionnelle des plus expérimentés le sont tout autant. Une organisation performante sait combiner ces richesses plutôt que de les opposer.
Chez Worldline, nos métiers reposent précisément sur les compétences qui se renforcent avec l’expérience : compréhension systémique des architectures complexes, anticipation des risques, capacité à naviguer dans l’incertitude, gestion de projets multi-acteurs, relation client sophistiquée. Ces compétences ne s’improvisent pas et ne se transmettent pas uniquement par la formation formelle.
Gérer les carrières sur la base de préjugés obsolètes n’est bon ni pour les collaborateurs concernés, ni pour la performance collective. À l’inverse, valoriser concrètement l’expérience n’est pas une contrainte sociale subie : c’est un levier stratégique de performance, de stabilité et d’intelligence collective.
Cette loi ouvre la porte du dialogue. La science nous apporte des faits solides. À nous maintenant, direction et représentants du personnel, de construire ensemble des solutions concrètes qui bénéficient à tous. La CFTC est prête à s’engager dans cette négociation avec pragmatisme et ouverture, au service de l’intérêt collectif de Worldline et de l’ensemble de ses collaborateurs.
Nous restons à votre disposition pour échanger sur ces sujets.
N’hésitez pas à nous contacter.
Références citées :
- Gignac, G. E., & Zajenkowski, M. (2025). Humans peak in midlife: A combined cognitive and personality trait perspective. Intelligence, 113, 101961.
- Hertzog, C., Kramer, A. F., Wilson, R. S., & Lindenberger, U. (2008). Enrichment effects on adult cognitive development. Psychological Science in the Public Interest, 9(1), 1-65.
- Park, D. C., & Reuter-Lorenz, P. (2009). The adaptive brain: Aging and neurocognitive scaffolding. Annual Review of Psychology, 60, 173-196.
Références non citées (pour aller plus loin) :
Georges Brassens – Le temps ne fait rien à l’affaire (Audio Officiel)
