L’organisation

Fil d’ariane

  1. La construction d’un référentiel
  2. Les réalités de l’emploi des ingénieurs informaticien
    1. Sur Worldline
      1. L’organisation
      2. Le management
    2. Sur le métier
    3. Sur la carrière
    4. Sur la rémunération
  3. Les motivations préservées

L’organisation mise en place chez Worldline apparaît rapidement comme source de tensions pour les personnes interrogées.
Une analyse de l’organisation de Worldline et de ses conséquences sur les salariés autour de 3 petites thématiques et d’une analyse critique:

Analyses

Cette restitution abondante des perceptions de l’organisation de Worldline par les personnes interrogées nous fournit plusieurs éléments d’analyse. C’est d’abord une vision partagée sur les méfaits de l’organisation du travail qui va nous intéresser. Les ingénieurs informaticiens interrogés décortiquent précisément toute la mécanique de l’organisation pour finalement la faire apparaitre comme nuisible à plusieurs niveaux.

En premier lieu, cette organisation établie par la direction vient les heurter individuellement par la mise en concurrence des ingénieurs informaticiens. Elle autorise les ingénieurs à se penser seul contre tous ce qui tend à exacerber les tensions entre salariés. Les difficultés interpersonnelles sont un premier obstacle que l’organisation introduit dans le travail des ingénieurs.

Elle semble ensuite disséminer son principe de concurrence dans l’ensemble de l’organisation de l’entreprise : les ingénieurs informaticiens ne sont pas les seuls à être mis en compétition, les rivalités sont au contraire nombreuses, elles affectent les équipes, les départements et les unités d’affaires. Au fil des intérêts et des opportunités, la géographie des luttes et des acteurs se redessine à l’image d’une véritable géopolitique interne à l’entreprise. Les ingénieurs sont pris dans ce jeu de clan. Certains se regroupent derrière une équipe et s’oppose à une autre, dans le même temps les ingénieurs de ces deux équipes se retrouvent pour s’opposer à un service, etc. Ces tensions inter-faction constituent le second obstacle auquel les ingénieurs informaticiens sont confrontés.

Cette situation introduit de nombreuses difficultés pour les ingénieurs. Leurs entretiens ont très bien montré comment l’exacerbation de la concurrence est nuisible pour les ingénieurs eux même, pour les projets et finalement pour l’entreprise. La lucidité de ce constat est néanmoins suspecte. Comment une telle clairvoyance peut néanmoins déboucher sur si peu ?

Tous sont conscients que la systématisation d’une mise en concurrence se retourne contre eux-mêmes, contre leurs métiers et même contre leur entreprise et pourtant sa critique est peu audible. Ils évoquent les cloisonnements mais ne parviennent pas à dérouler une critique plus globale qui remettrait en cause également leurs participations au jeu de la concurrence. On en reste au constat désabusé que l’argent et le profit sont de piètres figures pour rassembler, fédérer et assurer un travail dans des conditions respectables.

A défaut d’une analyse, les ingénieurs tentent alors de naturaliser les causes de leurs difficultés. On les justifie en invoquant les mauvais côtés de certains : ils ont « les dents longues » et sont naturellement nuisibles à l’organisation et à leurs confrères. Et pourtant tout semble indiquer que leurs problèmes s’enracinent dans les rouages d’une organisation qui parvient à s’appuyer principalement sur les ingénieurs eux-mêmes pour perpétuer ce jeu de la concurrence. Le principe de concurrence glisse sur la critique qui est toutefois avisée et réfléchie sur d’autres dimensions de l’organisation[1].

Pourquoi alors la concurrence est épargnée alors qu’elle joue un rôle clé sur l’ensemble des autres dimensions de l’organisation ? Un élément de réponse peut être tiré de notre analyse précédente. C’est en effet parce que les ingénieurs sont pris dans un entremêlât de relation qu’ils ne parviennent pas à formuler clairement une critique de la concurrence. Ils sont tenus car ils sont autant bénéficiaires que grand perdant d’une concurrence généralisée. Un ingénieur informaticien peut être dix fois perdant et dans le même temps être le grand gagnant sur un autre plan.

La multiplication des liens engageant l’ingénieur dans une relation de concurrence prévient l’émergence de blocs stables dans le temps : on ne discerne pas des grands perdants et de grands gagnants mais des opportunités sans cesse renouvelées d’être le futur gagnant.L’émergence d’un discours critique apparaît alors comme plus hasardeuse car elle remettrait en cause tout autant les difficultés que les joies des ingénieurs.

On retrouve en substance certains éléments analysés par Danièle Linhart dans ses travaux[2] : Elle a montré comment les entreprises tentent de détourner la subjectivité des salariés vers une « “re-narcissisation” des salariés »[3], le travail devenant alors « l’opportunité d’une confrontation avec soi-même, un lieu de réalisation de l’idéal du moi, une histoire entre soi et soi, à travers l’activité du travail. »[4]

Cette situation peut s’expliquer aussi par le référentiel des ingénieurs informaticiens qui contient la possibilité d’une concurrence exacerbée[5]. Elle est un élément de leur espace de représentation autour duquel s’organise leurs peines et leurs satisfactions. La remise en cause de la concurrence traduirait une remise en cause plus globale. Elle modifierait leur référentiel et impliquerait une réorganisation profonde de la manière de se projeter dans un environnement professionnel.

On rejoint l’un des paradoxes mit en évidence par les travaux de Paul Bouffartigue, Charles Gadea et Sophie Pochic : « Les critiques des modes d’organisation du travail se font au nom du travail et des principes avancés par le néo-management […] Les cadres restent ainsi ancrés à la modernité, au sens où ils y adhérent, et adoptent en partie les nouveaux modèles managériaux »[6].

Une critique basée sur une grille d’évaluation qui place en son cœur la concurrence peut difficilement déconstruire les mécaniques concurrentielles qu’elle essaye d’analyser. Cette difficulté ne semble pas pour l’instant avoir été dépassée. Inversement on comprend mieux pourquoi une critique virulente de l’organisation est possible dans le même temps. Dès lors qu’elle n’est pas en contradiction avec une représentation, les ingénieurs informaticiens se révèlent être des fins observateurs accusant l’organisation de nombreux maux lui indiquant des voies plus vertueuses pour réaliser un projet.

[1] Voir la troisième partie. Le cadre de ce mémoire n’a pas permis de restituer l’ensemble des critiques des ingénieurs mais elles sont nombreuses et opèrent un renversement global de l’organisation du travail sans toutefois cibler précisément la dimension de la concurrence. Se référer aux entretiens.

[2] Linhart Danièle, Pourquoi travaillons-nous ?, Toulouse, ERES « Clinique du travail », 2008

[3] Ibidem

[4] Ibidem

[5] Voir la première partie de ce travail

[6] Paul Bouffartigue, Charles Gadéa et Sophie Pochic (dir.), Cadres, classes moyennes : vers l’éclatement? Armand Colin, coll. « Recherches », 2011 et plus particulièrement la partie « Travail, fonction, statut: Les recompositions des frontières » cadres / non cadres

Désordre dans l’organisation

La première d’entre elle naît de la difficulté à saisir le fonctionnement même de l’organisation[1]. Incompréhension des ingénieurs informaticiens faces à la labilité d’une organisation dont ils ne parviennent pas à savoir où elle va : « le changement est toujours difficile mais on a l’impression d’être en perpétuel changement, c’est dans les côtés négatifs je dirais cette organisation matricielle, je trouve que cela est assez complexe pour s’y retrouver. Pour savoir où on est, pour savoir où on va »[2].

Les ingénieurs managers éprouvent également des difficultés pour se repérer: « sur l’organisation hiérarchique, arborescence, tout le monde ne comprend rien y compris les managers. S’il y a un pôle de 100 personnes, tu as trois ou quatre niveaux, personne ne comprend rien à part le chef qui a fait ça »[3].  L’organisation doit offrir des nouvelles opportunités, elle doit faciliter des gains en efficacité, mais les personnes interrogées en doutent : « Bon maintenant on va faire une équipe Run séparée de l’équipe développement. Mais pourquoi ? Parce que cela nous permettra d’être plus efficaces. D’accord mais sur le long terme vous savez que en général vous savez que Worldline se vend justement comme ne faisant pas ça car c’est mieux de ne pas faire cela. Du coup pourquoi on fait ça ? Parce que c’est plus efficace. OK d’accord. […] Toutes ces réorganisations tout le temps, tout le temps, tout le temps […] avant tu sentais que c’était un peu le bordel alors que maintenant tu sens que oui il faut gaspiller moins d’argent. Il y a beaucoup de choses […] qui sont vraiment motivées par les tunes, les tunes, les tunes »[4].

« On ne comprend plus rien. Justement c’est quoi le cap à part il y en a un qu’on a très bien compris tous c’est que l’on augmente la marge opérationnelle, cela on a compris. Cela ne nous rapporte rien à nous »[5].  « Il n’y a pas de stratégie dans l’organisation »[6], on souhaite organiser l’entreprise sur une logique inorganisable car «pour les managers c’est improjetable : Les gens qui partent, les gens qui arrivent, les clients qui changent de voilure en milieu de partie »[7].

[1] Beaucoup de travaux ont montré comment les mutations du travail contribuent à « brouiller les repères, les horizons et les buts » des salariés et tout particulièrement chez les cadres. Voir Paul Bouffartigue, Charles Gadéa et Sophie Pochic (dir.), Cadres, classes moyennes : vers l’éclatement? Armand Colin, coll. « Recherches », 2011

[2] Voir l’entretien de Maxime

[3] Voir l’entretien de Tarik

[4] Voir l’entretien de Dorian

[5] Voir l’entretien de Maxime

[6] Voir l’entretien de Tarik

[7] Voir l’entretien de Tarik

Isolement dans l’organisation

L’organisation semble trop complexe, elle séparerait et elle mettrait en tension les salariés. Eloignement des salariés par une stratification verticale : « moi je trouve que dans notre métier nous avons trop de managements, ils font leurs trucs entre eux, moi je ne suis pas inclus là-dedans, mais tu vois cela fait plus de niveau, j’ai l’impression qu’il y a plus de découpage et je trouve que ce que je fais est moins intéressant vis-à-vis de cela »[1], et cloisonnement sur l’axe horizontal : « Il y avait des équipes à côté qui étaient dans le même groupe structurel, on va dire la même structure BU[2] machins mais qui étaient… il y avait une paroi étanche où nous ne savions pas ce qui se passait »[3].

Cette distance rendrait la communication délicate et aléatoire : « tu vas parler à ton chef mais des fois il faudrait arriver à aller avec ton chef à la réunion à laquelle il évoque ce que tu dis car sinon il ne le vend pas pareil. Déjà si toi tu le vends pas très bien et que tu as à moitié convaincu ton chef ce n’est pas lui qui va redresser la barre »[4].

Le courriel à destination des strates supérieures s’apparente plus à un pigeon voyageur, on ne sait jamais si il arrive ou si il se perd : «  La communication verticale on en fait ce que l’on veut, on dit ce que l’on veut, ça passe, ou cela ne passe pas, ça passe à travers, ça traverse les têtes, elle a moins de valeur. Elle a moins de valeur parce que nous n’en avons pas conscience. On sait qu’elle est détournée, qu’il y a des intérêts qu’il y a des choses comme ça »[5].

La situation est préoccupante pour Tarik qui se demande comment alors la direction va-t-elle pouvoir comprendre le travail des ingénieurs : « il y a souvent des problèmes de dialogue dans les strates pour que cette organisation qui est posée en haut comprenne comment le logiciel est fait, ce qu’il peut faire, là où il pourrait aller, là où il ne pourrait pas aller, là où c’est cohérent qu’il aille, là où ce n’est pas cohérent, là en effet c’est le problème de l’organisation, il y a trop de couches, là je suis d’accord il y a beaucoup trop de couches dans l’organisation. Trop. Trop de passe plat, trop de déformations, trop d’incompréhension. Trop de responsabilités pas identifiées. Tout le monde fait la même chose personne ne sert à rien. C’est le bordel. Ça manque de communication, verticalement, horizontalement »[6].

En perdant le contact,  les directions semblent perdre les temporalités, elle n’est plus en phase avec celles des équipes opérationnelles, elle ne les comprend plus. Un temps pour les ingénieurs s’opposerait à un autre temps pour les strates supérieures : « la communication […] n’est pas forcément en phase avec ce que l’on vit tous les jours, tu te dis est-ce que l’on travaille dans la même société ? Est-ce qu’il fait relire cela à des mecs qui ne sont pas dans la communication, il faudrait peut-être sortir des bureaux les mecs de là-haut ? […] Pour te donner un exemple, Olivier il a donné un truc, il a sorti une phrase bateau en disant la direction sera vraiment contente de votre travail alors que l’on bossait comme des chiens depuis un mois, ce n’est vraiment pas le truc à dire, le mec il s’est barré, cela a été complètement démotivant pour toute l’équipe, la Direction ils en ont rien à foutre, ils ne leur parlent jamais, en plus ce n’était vraiment pas la phrase du manager à sortir à ce moment-là. Cela montrait, cela montre, je pense qu’il est complètement hors de notre quotidien. Il est complètement à côté de la plaque »[7].

Les personnes interrogées donnent l’air de regretter un autre temps : « Quand j’ai commencé tu avais Clément, qui venait, ils venaient nous voir, nous avions un incident il était présent. Il venait derrière ton poste des fois, en même temps tu avais la pression car il y avait le grand chef, je parle pour moi. Il montrait qu’il était là, il s’intéressait aux sujets, il s’intéressait aux personnes et aux individualités. […] La Direction, les managers qui se mettent maintenant dans des petites tours, ils font une frontière et cela ne marchent pas très bien »[8]. Finalement sans pouvoir se parler, sans réussir à communiquer, le travail apparait comme n’ayant plus vraiment de sens : « quand je vois ce qu’ils font dans la GBL[9], la manière dont ils travaillent, j’ai envie de les prendre par les épaules et de les secouer en leur disant mais réveillez-vous ! Réveillez-vous bordel ! Vous faites de la merde et vous ne vous en rendez même pas compte. Ce n’est pas que vous faites de la merde, vous faites des choses intéressantes mais qui sont tellement hors contexte, vous êtes tellement sclérosés avec un ensemble de contraintes monstrueuses »[10].

Inanité de l’organisation qui pourrait finalement la conduire à sa perte : « On est en train de faire une société où les gens réfléchissent un peu dans le vent en espérant qu’ils vont faire un truc qui va marcher, on paye des gens, beaucoup des ingénieurs à réfléchir sur des problèmes qui ne sont pas directement les problèmes des vrais gens, il y a de plus en plus d’organisateurs, de responsables, d’architectes ou de chefs de projet etc. et de moins en moins de gens qui font et au final je vois enfin voilà c’est une espèce de maladie qui pour moi ne peut finir que par la mort de la boîte »[11]

L’organisation en se complexifiant en vient à prendre du poids, elle est lourde et difficile à bouger selon les propos des personnes interrogées: « c’est compliqué, je dis juste que c’est vraiment compliqué des fois pour faire changer ou faire bouger les choses, c’est vraiment compliqué »[12], « je me suis retrouvé face à des réticences au changement, beaucoup de conflits »[13] « collaborer c’était juste impossible. Trop dur. […] Je me suis rendu compte que faire bouger les choses c’était dur, et il y a une forme d’encroûtement en fait […] on s’éparpillait un peu sur plein de batailles en fait. Tu vois ? On essayait de gagner plein de batailles, mais finalement la guerre elle n’avançait pas des masses »[14]. L’inertie de l’organisation semble néanmoins acceptée par les ingénieurs: « il y a une certaine frustration quand on veut voir les choses évoluer, on souhaite que cela aille vite, il y a un sentiment de frustration par rapport à cela. Après la frustration on a l’habitude, c’est un peu le quotidien du développeur »[15], « on est dans une grand groupe qui a une grande inertie, on a des décisions qui viennent d’en haut, de la direction, de Breton, il ne faut pas chercher à comprendre et voilà mettre en place des choses ça prend des fois un certain temps »[16].

[1] Voir l’entretien de Maxime

[2] Business Unite ou Unité d’affaire

[3] Voir l’entretien de Louis

[4] Voir l’entretien de Loic

[5] Voir l’entretien de Tarik

[6] Voir l’entretien de Tarik

[7] Voir l’entretien de Maxime

[8] Voir l’entretien de Maxime

[9] Global Business Line

[10] Voir l’entretien de Patrice

[11] Voir l’entretien de Patrice

[12] Voir l’entretien de Mathieu

[13] Voir l’entretien de Tarik

[14] Voir l’entretien de Patrice

[15] Voir l’entretien de Louis

[16] Voir l’entretien de Mathieu

Concurrence dans l’organisation

La désillusion de l’ingénieur est fréquente quand il se rend compte que finalement ils ne sont pas tous dans le même bateau.

D’abord le manager de proximité qui semble devoir choisir son camp : « comme ils disaient normalement un responsable d’équipe, c’est pas tourné vers son équipe, c’est moitié vers son équipe et moitié vers son responsable. Et moi j’étais plutôt tourné vers mon équipe »[1] ou bien alors il risque de se faire taper sur les doigts : « moi je sais que je suis plus manager, plus de relation avec mon collaborateur qu’avec la direction, et à partir de là oui cela heurte. Je suis plus à l’écoute des besoins des collaborateurs que de la Direction […] Comment veux-tu que cela colle ? Cela ne colle pas et le manager il est entre les deux. Soit il se retrouve un peu plus vers la Direction, en disant le collaborateur c’est ça, soit il est un peu plus vers le collaborateur et alors cela heurte»[2].

Certains ont l’air de l’avoir compris et ont choisi un camp : « je vais dire à mon chef merde, toi excuses-moi tu es pareil, tu es un pantin comme moi, fait en sorte que cela se passe bien ici avec ton équipe, avec les gens en dessous de toi, parce que c’est avec eux que tu bosses tous les jours. La Direction oui elle est là, c’est elle qui nous donne du boulot, du salaire heureusement qu’ils sont là, mais ce qui est en dessous c’est important aussi […] Des fois tu as envie de leur dire cela, et… ils te donnent des ordres, ils vont te prendre plein de fric et toi, toi-même n’oublies pas qu’il y a des gens en dessous qui vont travailler etc. »[3].

Les personnes interrogées semblent comprendre que « la direction […] n’a pas le même but que toi, c’est une sorte de but et de besoin »[4], « le collaborateur il a des besoins, l’entreprise elle a des besoins, et actuellement cela ne correspond pas, ces besoins ne correspondent pas. Et plus cela avance, plus Breton et Worldline et la bourse, plus on met en avant les résultats, et on va forcer sur les résultats comme le besoin de la Direction, de l’entreprise, ça c’est leurs besoins il faut que nous fassions des résultats. Et cette différence entre la marge et les besoins de résultats de l’entreprise sont très éloignés des besoins du collaborateur »[5].

Ici encore apparaît une difficulté à synchroniser des temporalités, le temps du rendement et le temps d’un corps qui souffre : « ce que l’on nous demande, c’est toujours d’avoir des résultats. On ne prend pas en compte les difficultés des fois, d’une personne elle n’est pas toujours à 100 %, tu peux avoir des difficultés personnelles, enfin c’est toujours le côté personnel, ou à un moment donné tu ne vas pas te donner à 100 % dans ton travail. Et cela en tant que manager de l’humain tu peux l’entendre et l’accepter. Et là je pense nous sommes dans un moment où tu n’as plus, tu ne peux plus vraiment jongler avec cela. Il faut tout le temps être à 100 %. Si tu as à un moment un mec qui n’est pas à 100%, en fait on va te dire comment cela se fait-il ? Pourquoi ? Il va falloir lui faire un recadrage,… c’est un peu ça. Je pense qui n’est pas simple. C’est peut-être ça. Il ne faut pas oublier que l’on travaille avec des humains »[6].

L’organisation apparaît comme un véritable terrain de jeu, une arène où l’on pratiquerait une forme de compétition.

Plusieurs épreuves sont proposées entre plusieurs participants : les ingénieurs, les managers, les sites de l’entreprise, les entités et les métiers. Une guéguerre sur des fronts multiples semble apparaître à travers les propos des personnes interrogées :

D’abord « tu as toujours le problème des gens qui ont les dents trop longues, qui vont essayer d’écraser les autres. Les gens qui ne jouent pas le jeu tu en as. Ceux qui ne jouent pas le jeu ce n’est pas forcément les mêmes que ceux qui ont les dents longues. Ceux qui ont les dents longues ils jouent leurs jeux, mais pas le jeu collectif. Et tu as des gens qui sont très individualistes, qui s’en foutent »[7].

Certains ont l’air d’apprendre la fuite : « les places étaient chères quelque part, on était tout le temps en concurrence vis-à-vis de nos collègues. Il était hors de question éthiquement parlant de me battre contre les collègues. Je ne pouvais pas. Dans ce cas je préférais me retirer, et me faire petite plutôt que d’avoir cette concurrence »[8], ou bien la ruse : « j’avais l’impression que si je faisais des trucs, qu’il perdait un petit peu sa place, j’en sais rien enfin bref il montrait un peu les dents […] En tout cas ce que j’en avais retiré c’était de faire gaffe à ce que je disais et à comment tu es perçu des autres et de la façon de présenter les choses. Ne pas faire trop celui qui savait etc. et que cela pouvait vraiment frustrer les gens assez rapidement et se retourner contre toi »[9] ou encore d’autres utilisent la mauvaise foi : « Une toute jeune manager qui venait de se faire embaucher, transfert d’une entité, c’est une grosse arriviste, une grosse fumiste, niveau professionnel c’était le mode j’enfonce les autres pour me faire hisser […] quand ça va mal mais c’était sa responsabilité elle te défonçait du genre pourquoi cela va mal, je n’étais pas au courant comment cela se fait que je n’étais pas au courant alors que tu l’avais prévenue la veille et qu’elle savait depuis le début. Pour peu qu’il n’y avait pas de trace écrite alors là elle n’hésitait pas à t’enfoncer »[10].

Les frictions débordent le cadre interpersonnel, elles semblent inhérentes à une organisation mettant aussi les entités en compétition :

« il y a des problèmes avec l’extérieur, en fait les problèmes ils sont toujours avec les entités extérieures. Avec la TO[11], en fait c’est un fournisseur, en tant que fournisseur on a tout le temps l’impression qu’ils font toujours ce qu’ils peuvent pour nous empêcher d’avancer »[12], « c’est l’enfer. Il y a des gens qui… souvent on se retrouve à se mettre en position client fournisseur en interne, qui est la pire des collaborations possibles. Chacun se retranche derrière… en disant non non, attends je vais te faire mon planning, je vais prendre beaucoup de marge comme ça je vais être tranquille et tu ne vas pas venir me faire chier, puis finalement le planning je ne vais pas le tenir parce que j’ai aussi des enjeux, mais ce n’est pas grave parce que toi aussi tu seras en retard. Du coup les gens après ils se frictionnaient »[13].

L’organisation  se montre à nouveau avec des acteurs avançant dans des sens différents voir contraires : « Je veux dire voilà, ils ont leurs objectifs, qui ne sont pas les mêmes que les nôtres, très clairement »[14], chaque acteur ayant une temporalité propre : « Le faite de cloisonner […] c’était vraiment la guerre entre les gens qui développaient les applications et le fait de les mettre en production parce que les contraintes temporelles sont différentes »[15].

Ces tensions semblent avoir des répercussions bien réelles sur les collaborateurs et sur l’organisation elle-même : « j’ai eu l’impression qu’il n’y avait pas vraiment d’interaction entre les entités, au contraire elles étaient même en concurrence quelque part et du coup, pour avoir une mobilité d’une entité à une autre, il a fallu que je me batte pour l’avoir car ce n’est pas les managers qui communiquaient entre eux, la direction au contraire il y avait une espèce de concurrence »[16], « pour schématiser mais ce n’est pas si simple que cela en gros dans une équipe si une personne ne fait rien et que dans l’équipe d’à côté il y a beaucoup plus de travail que les personnes présentes, le responsable de l’équipe où il ne se passe rien va préférer ne rien dire et ne surtout pas dire qu’il a des gens qui ne font rien plutôt que d’en prêter à côté […] certainement car il doit être intéressé par rapport au nombre de personnes qui travaillent sous ses ordres mais intéressé j’entends pécuniairement. Alors qu’il met en péril l’entreprise juste parce qu’il va se dire : dans deux mois j’ai peut-être un projet qui va redémarrer […] C’est une personne qui va nuire de toutes les façons possibles à l’entreprise : Les bons éléments vont se faire chier et donc quitter l’entreprise, dans l’équipe les mauvaises ressources celles qui savent qu’elles auront des difficultés à trouver un boulot ailleurs, qui souvent se moquent de ne rien foutre et bien elles vont rester, il nuit à l’entreprise parce qu’il va perturber des projets dans lesquels il y a besoin de renforts mais où du coup ils sont obligés d’agir à ressources constantes alors qu’ils auraient besoin d’autres ressources»[17].

Les ingénieurs informaticiens arrivent au constat amère qu’au sein de l’organisation « on est juste incapable […] de travailler quand les chefs ne sont pas les mêmes. Ça c’est impossible »[18], et du bout des lèvres ils évoquent la raison qui pourrait justifier cette pagaille : « on en revient toujours à ça, c’est une question de fric, quand il faut à la fin se partager le gâteau, c’est impossible de faire ça »[19].

[1] Voir l’entretien de Florian

[2] Voir l’entretien de Zoé

[3] Voir l’entretien de Zoé

[4] Voir l’entretien de Zoé

[5] Voir l’entretien de Zoé

[6] Voir l’entretien de Maxime

[7] Voir l’entretien de Zoé

[8] Voir l’entretien de Valentina

[9] Voir l’entretien de Loic

[10] Voir l’entretien de Clément

[11] Technical Operation

[12] Voir l’entretien de Florian

[13] Voir l’entretien de Patrice

[14] Voir l’entretien de Florian

[15] Voir l’entretien de Hugo

[16] Voir l’entretien de Valentina

[17] Voir l’entretien de Clément

[18] Voir l’entretien de Patrice

[19] Voir l’entretien de Patrice

La construction d’un référentiel

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Sur les réalités de l’emploi

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Les motivations préservées

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