Sur la rémunération

File d’ariane

  1. La construction d’un référentiel
  2. Les réalités de l’emploi des ingénieurs informaticien
    1. Sur Worldline
    2. Sur le métier
    3. Sur la carrière
    4. Sur la rémunération
  3. Les motivations préservées

Ce dernier chapitre s’intéresse à la relation qu’entretiennent les ingénieurs informaticiens à la rémunération et aux conséquences qu’elle peut avoir sur leurs métiers.

Difficile appréciation d’une rémunération

Zoé : je ne sais même pas si je mérite mon salaire, j’ai 14 années de boîte des fois je me demande si je le mérite. C’est vrai des fois je me pose la question. Parce que la société a décidé que je devais avoir ça parce que j’avais 14 années de boîte mais oui, il y en a qui en bavent deux fois plus que moi et qui sont moins payés que moi, qui mérite le plus ? Moi qui fais deux heures de sport le midi si je veux ? Je vais à des réunions si je veux, tu vois c’est que moi j’arrive à 10 heures le matin voilà qui c’est qui est moins bien payé que l’autre ? Par rapport à … par rapport à la pénibilité du boulot, des fois c’est pénible, le stress, je ne dis pas que mon boulot est facile mais je pense qu’il y a des boulots beaucoup plus difficiles que nous et qui sont beaucoup moins payés. C’est là où je ne suis pas à l’aise.

Le témoignage de Zoé introduit parfaitement le problème que les ingénieurs informaticiens rencontrent pour se positionner sur leur rémunération. Au cœur de leur difficulté se noue une impossibilité théorique pour définir dans l’absolu ce que serait une rémunération juste pour un travail donné. Zoé se prête au jeu d’évaluer sa rémunération en regard d’autres situations professionnelles et à leurs rémunérations associées. L’exercice est périlleux.

Comment en effet pouvoir estimer être mal payé quand on peut prendre son poste à 10h le matin si on le souhaite ? Quelle valeur donner à la possibilité de prendre une pause de 2 heures entre midi et 14h pour la pratique d’une activité sportive ? Que vaut une tranquillité relative d’un métier en comparaison de de la pénibilité de beaucoup d’autres ? Ces interrogations finissent par la rendre mal à l’aise, en sourdine elle semble murmurer qu’une plainte sur sa rémunération serait comme une insulte jetée aux visages de ces salariés qui sont si nombreux à « en baver ».

Comment alors évaluer sa rémunération ? Comment pouvoir en parler pour justifier une augmentation ? Quels critères peuvent nous permettre d’en mesurer la valeur pour finalement en être satisfait ou mécontent ?

Zoé : Qui dit qu’il est bien payé ? Personne. Par rapport aux gens que je côtoie oui je suis bien payé. Mes amis, ma famille. Je ne suis pas riche mais je n’ai pas à me plaindre. Je fais partie, quand tu regardes la population, je fais partie des gens qui gagnent bien leur vie. Donc moi cela me va, cela me convient. Après si j’en ai plus j’en ai plus, si j’en ai moins … mon salaire me convient. L’argent je n’aime pas parler de l’argent en fait. Je ne sais pas, je ne sais pas me situer, j’ai un problème avec l’argent.

Zoé accepterait de gagner plus d’argent, comment tout le monde semble-t-elle nous dire. Le problème est de savoir où l’on place la limite, comment on se situe sur une échelle de rémunération. Elle apporte une réponse à son problème en jugeant sa rémunération à l’aune des gens qu’elle côtoie, ses amis et sa famille ou bien alors la population de son pays[1]. Un ingénieur informaticien avec plus de 13 années d’ancienneté sort évidement grand vainqueur de cette comparaison. Elle n’a pas à se plaindre, elle vit bien et surtout elle vit mieux que beaucoup d’autre. L’important est le résultat de cette comparaison, si l’on en sort gagnant alors tout va bien, on s’en « contente »[2], cela « convient »[3]

Patrice et plusieurs autres salariés justifieront leurs contentements d’une manière similaire :

Patrice : Ma rémunération me convient, c’est mon problème d’empathie, du coup quand je regarde ce que les autres ont je ne peux pas me plaindre. Moi j’ai une sœur qui est archéologue et qui est au chômage en permanence car elle ne trouve pas de boulot, j’ai une autre sœur qui a fait des études de psychologie et qui est factrice. Donc dans ma famille je veux dire ma femme elle gagne 1200 € par mois en travaillant presque autant que moi, je ne peux pas me plaindre de ça. Mais dans l’absolu effectivement je commence à grincer un peu des dents en me disant oui quand même.

Le contexte sociétal s’immisce dans la comparaison : Le chômage, le SMIC, l’obligation pour certains diplômés d’accepter des emplois inférieurs à leurs qualification. Tout est là pour faire de l’ingénieur à nouveau un champion : CDI, salaire d’embauche après l’école de 33 000€, prime et intéressement, 32 jours de congés sans les RTT. On ne se plaint pas. Il y a bien un mécontentement dans l’absolu, mais l’absolu est fondamentalement abstrait laissant peu de prise sur le réel. 

On cherche alors à se comparer à ses pairs comme l’évoque Tarik dans l’extrait suivant :

Tarik : Des fois tu peux imaginer que tu te sens lésé mais en fait nous n’avons jamais de moyens concrets pour savoir si on est lésé par rapport à ça parce que cela est assez bien filtré […] Je pense que je suis plutôt bien loti par rapport au reste de l’entreprise, sans prendre en considération nos performances. Je ne m’estime pas trop mal loti par rapport à d’autres personnes.

La comparaison des rémunérations entre collègue d’une même entreprise pourrait être la meilleure manière de se situer sur une échelle de rémunération. Mais comme nous l’indique Tarik l’information est filtrée, elle est retenue dans la nasse des strates supérieures de l’organisation. Elle pourrait pourtant faire l’objet de discussion et d’échange entre collègues mais cela ne semble pas être le cas. On n’en parle pas, on garde l’information pour soi. Dans le doute, on se place du bon côté de la comparaison. Il est plus agréable de s’imaginer bien loti au sein d’un groupe plutôt que son contraire.

Plus rarement on rapproche sa rémunération de celle de la direction et de la richesse créée par l’entreprise.

Clément : quand tu entends dire que toi qui a bossé qui a aidé l’entreprise à gagner des sous tu n’auras pas d’augmentation mais à côté il y a un connard tout là-haut qui se tape 2 millions « d’augment » cela fout les boules. Il bosse aussi pour rapporter des sous mais il y en a pleins en dessous qui bossent aussi pour rapporter des sous. Si il s’augmente de 2 millions c’est parce que il y en a d’autres qui doivent se taper le boulot qu’il leur impose par des plans d’austérité. Il y a un déséquilibre, une déconnexion entre le top et le flop, non entre le haut et le bas qui ne fait que s’accroître.

Clément nous explique que le montant de sa rémunération et de son évolution ne sont pas suffisants en regard de celle que s’octroie l’un des membres de la direction. Comment en effet justifier une non-augmentation alors qu’il a travaillé dur et de manière consciencieuse durant toute l’année[4] et dans le même temps accepter qu’une personne empoche une augmentation de plus de 2 millions d’euros. Cette situation est doublement injuste car elle est rendue possible par les efforts consentis par ceux-là même qui ne seront pas augmentés. Clément décrit cette situation comme un système de vase communicant, ce que l’on prend dans l’un permet de remplir l’autre et vice versa. L’entreprise a les moyens d’augmenter une personne de plus de 2 millions d’euros car des salariés acceptent des plans d’austérités en contrepartie.

La comparaison est une opération binaire dont on sort gagnant ou perdant, tout dépend du critère retenu. Dans le cas présenté par Clément, il endosse évidement le rôle du perdant. On s’attendrait que découle un potentiel revendicatif ou au contraire une inhibition des velléités contestataires selon le résultat de la comparaison. De la même manière que précédemment les ingénieurs acceptaient le niveau de leurs rémunérations au vu de celle des membres de leurs familles, ils ne devraient pas se satisfaire du niveau de leurs rémunérations dès lors qu’ils sortent perdant du référentiel de comparaison qu’ils ont retenu.

Pourtant il est surprenant de voir comment l’on peut concilier cette défaite et une satisfaction plus globale[5]. Autrement dit l’ingénieur informaticien est le grand perdant de la répartition de la richesse créée dans son entreprise mais étant gagnant sur les plans social, sociétal et familial, il reste néanmoins satisfait de sa rémunération. Toutes les comparaisons ne se valent donc pas, on les hiérarchise, certains critères n’ont pas lieu d’être : on ne compare pas des choux avec des patates. Maxime vient préciser cette analyse.

Maxime : C’est normal qu’ils gagnent beaucoup plus que nous, mais à un moment c’est juste dans l’évolution de chacun, des salaires de chacun, ou l’écart qu’ils devraient avoir, après ce qu’ils vont te dire, j’aime bien aussi regarder des émissions de débat, il faut comparer à ce qui se fait dans le reste du monde, ils gagnent beaucoup plus, oui finalement ce n’est pas choquant. Tu as beaucoup plus de personnes qui sont au SMIC, le SMIC a augmenté petit à petit, mais cela fait que les salaires se compriment tous à la même chose, un minimum.

Comme Maxime l’évoque il est donc naturel aujourd’hui qu’un ingénieur ne puisse pas comparer sa rémunération à celle des hauts dirigeants de sa propre entreprise. Les comparaisons se font entre sphères de même niveau sinon cela n’a plus aucun sens. A l’opposé cela va de soi aujourd’hui pour un ingénieur de comparer sa rémunération à celle d’un Smicard ou bien sa condition à celle d’un salarié précaire. Ici la comparaison est acceptable, elle est dans son droit, elle est possible car il existe une sphère commune dans laquelle on peut rassembler Smicards et ingénieurs pour les comparer. Inversement la sphère commune entre dirigeant et ingénieur n’existe pas, il n’y a aucune manière de couper l’espace des rémunérations qui nous permettrait de projeter sur un même plan celle des ingénieurs et celle des dirigeants.

Cette situation nous semble être une construction artificielle mais aux conséquences bien réelles. Il serait intéressant d’analyser comment au fil du temps les ingénieurs se sont déplacés d’une sphère à l’autre, à partir de quel moment fut-il naturel de comparer leurs rémunérations à celle d’un salarié recevant un minimum légal et de mettre en perspective ces résultats avec l’évolution plus globale de leur rémunération. Le glissement vers des sphères inférieures de rémunération traduit évidement pour l’ingénieur un déclassement[6].

[1] Selon les données de l’INSEE , en 2012, un ingénieur informaticien junior embauché à 32 000K€ voyait déjà plus de 70% des salariés en France gagner moins que lui. 

[2] Mathieu : je n’en suis pas satisfait mais je m’en contente

[3] Zoé : je sais que je suis mal payé pour 14 années, c’est mon problème de mon rapport à l’argent et à la société qui fait que cela va, cela me convient.

[4] Voir son entretien

[5] Clément à plusieurs reprises précisera qu’il est satisfait de sa rémunération

[6] On pourrait également analyser comment l’expérience du déclassement est vécue par les ingénieurs informaticiens selon par exemple si l’ingénieur est un “ascendant” partant d’un milieu ouvrier, ou un héritier. Acceptation et résistance pourraient se révéler différentes.

La construction d’un référentiel

La construction d’un référentiel

Sur le métier d’informaticien

Sur le métier d'informaticien chez Worldline

Les motivations préservées

Les motivations préservées

Leave a reply:

Your email address will not be published.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Mobile Sliding Menu