Qualité, fierté et plaisir

Fil d’ariane

  1. La construction d’un référentiel
  2. Les réalités de l’emploi des ingénieurs informaticien
  3. Les motivations préservées
    1. Innovation & Apprentissage
    2. Qualité, fierté et plaisir
    3. Relations humaines & camaraderie

Nous tenterons dans ce chapitre de montrer à quel point les notions de qualité, de fierté et de plaisir restent fortement imbriqués pour les ingénieurs interrogés et contribuent beaucoup à leurs motivations. On verra comment ces trois dimensions sont comme trois points d’un même cercle vertueux sur lequel l’ingénieur tente perpétuellement de se positionner.

Le cercle vertueux

L’analyse de deux extraits tirés des entretiens de Maxime et Louis nous donnent des premiers éléments de compréhension.

Maxime : on doit pouvoir s’épanouir dans son travail, pour moi cela serait la définition de travail on doit pouvoir s’épanouir, je n’ai pas envie d’aller au boulot à reculons, parce que sinon vu le temps que l’on passe cela serait dommage, pour la motivation, vis-à-vis de ses potes, si chaque fois on en parle en négatif je pense que c’est un cercle qui n’est pas vertueux. […] Je suis quelqu’un d’assez impliqué, d’assez entier donc quand je fais les choses, j’aime qu’elles soient faites. Ce que j’estime être fait correctement. Sinon je ne suis pas fier de moi, je ne suis pas content de moi, je ne suis pas content de mon travail, je n’aurais pas envie de le montrer ou de dire à mon chef voici, voilà, ou même vis-à-vis de mes pairs, vis-à-vis dans le rôle que j’occupe vis-à-vis de l’équipe. J’aime l’exemplarité.

Ce premier extrait présente deux points importants: l’épanouissement et la notion de cercle vertueux. Pour Maxime s’épanouir est une véritable injonction. Son travail doit lui permettre de pouvoir s’épanouir. C’est la définition même du travail selon lui. Si l’épanouissement n’est plus là alors nous ne sommes plus dans du travail. On se retrouve en deçà dans une activité à laquelle Maxime serait liée négativement uniquement. D’un cercle vertueux s’articulant autour de l’épanouissement, il se retrouverait sur une spirale de l’échec englouti dans sa négativité.

Comment parvenir à ne pas « aller au boulot à reculons » ? Comment se maintenir sur ce cercle vertueux ?  L’un des points du cercle serait donc l’épanouissement comme nous venons de le montrer. C’est le point de départ qui les englobe tous, qui rend le cercle possible. Il semble promettre une plénitude et une joie sereine à ceux qui parviendrait à se déplacer sur ce cercle. Un second point nous est donné par Maxime à plusieurs reprises. Dès la première phrase de l’extrait il mentionne l’importance de pouvoir présenter en bien son activité professionnelle. Il souhaite pouvoir en être fier. Il veut en parler sans honte à ses pairs, à sa direction et à ses amis. C’est le second point du cercle. Notre question se décale légèrement, on se demande maintenant comme réussir à être fier de son travail ? La réponse est immédiate : Maxime veut réaliser les choses correctement[1]. On ne fait pas les choses à moitié, on les fait entièrement. Son travail apparait comme un prolongement de sa propre personne, il forme un tout. Si l’un échoue l’autre en subit les conséquences : un travail mal réalisé agacera Maxime, il ne sera pas content du travail mais aussi de lui-même, il ne voudra pas le montrer comme il aurait honte de révéler l’une de ses faiblesses. Réaliser un travail de qualité est donc le troisième point de notre cercle.

Qualité, fierté et plaisir sont les points cardinaux de notre cercle vertueux qui constitue une motivation clé de Maxime. Les trois notions s’entremêlent sans que nous puissions savoir qui d’entre elles est la cause de l’autre : Je suis heureux d’aller au travail donc je travaille bien et finalement je suis fier de ce que j’ai réalisé. Ou bien alors je fournis un travail de qualité, j’en suis fière ce qui me rend heureux. Mais aussi je suis fier d’un projet, cela m’épanouit et je continue alors à travailler consciencieusement. Ces trois points sont intimement liés  au cercle, en touchant à l’un on risque de toucher à tous les autres et finalement de sortir du cercle et de se faire prendre dans une autre spirale ; celle de la négativité comme le suggérait Maxime mais il est possible qu’il y en ait beaucoup d’autres. Le cercle se révèle fragile car il peut être attaqué sur chacun de ses points :

  • Sans la qualité je traine les pieds et je suis honteux.
  • En trainant les pieds je fournis un travail médiocre et je suis honteux
  • Si je ne suis pas fier je traine les pieds et je fournis un travail médiocre

Le cercle doit alors se complexifier pour se protéger pourrions-nous dire. Des points s’ajoutent autour des premiers. Deux extraits nous permettent de progresser dans notre analyse.

Louis : C’est aussi intéressant parce que [l’autonomie] permet de faire un peu, de suivre ses envies, si on a des libertés on peut faire des choses que l’on a envie, si on fait des choses que l’on a envie normalement on les fait bien, si on les fait bien normalement cela se voit, et on amorce la pompe, le cercle vertueux. Qu’est-ce que cela représente pour moi ? C’est vachement important parce que c’est une partie, je ne me définis pas par le travail mais c’est … c’est une partie de ma vie qui me permet de m’épanouir. Moi je suis content d’aller au travail le matin.

Louis détaille avec plusieurs éléments comment renforcer sa présence sur le cercle vertueux et en assurer la permanence. Deux mots tout particulièrement intéressants sont présents dans cet extrait : Envie et liberté.  Avoir la possibilité de suivre ses envies et être libre de les réaliser pour amorcer la pompe comme nous dit Louis, autrement dit pour sauter sur le cercle, pour le rejoindre et ne pas le quitter. Louis semble nous dire qu’il faut désirer ce que l’on veut faire mais on comprend bien qu’il désire autant un projet que tout ce qui vient avec, c’est-à-dire le cercle vertueux. On ne désire jamais une chose pour elle-même, on désire l’ensemble qui se constitue autour d’elle. Envie et liberté qui sont finalement possibles pour Louis par l’autonomie qu’il a réussi à avoir dans son travail. L’autonomie est un point supplémentaire de notre cercle, premier contrefort venant protéger la qualité. Louis est content d’aller travailler le matin, il est bien sur son cercle.

Clément : Avec mes ressources j’essayais d’assurer que la qualité soit le maximum possible. On vise toujours une bonne qualité, on vise au mieux possible, on fait de la résistance car on essaye au mieux. Même si on nous force à faire moins on essaye toujours de faire ce que l’on estime le minimum. Et ce que l’on estime le minimum ce n’est pas ce qu’estime le minimum les managers. Eux voudraient juste qu’on livre une brouette avec un petit moteur à l’intérieur. Nous, on souhaite livrer une voiture. Faut qu’elle soit construite, faut qu’elle soit assemblée. Et que cela ressemble à quelque chose.

A nouveau un mot particulièrement intéressant dans ce que nous dit Clément. Il explique la nécessité de résister face aux managers pour préserver la qualité qu’il estime minimale dans son projet. Nous percevons bien à travers les propos de Clément une lucidité sur les risques que ferait porter un travail médiocre sur la condition plus générale du salarié. Son exemple est illustrant à ce propos : Il ne veut pas avoir honte de ce qu’il fait, il veut pouvoir en être fier.  Nous voyons à nouveau comment la fierté semble être ancrée dans l’un des rapports des ingénieurs avec leur métier et la manière avec laquelle elle se nourrit de la qualité. Les managers ont beau demander une certaine qualité si elle n’est pas suffisante aux yeux de Clément, si il n’y a pas une concordance sur la qualité minimale à injecter dans le projet, peu lui importe il essayera au mieux de porter la qualité du projet à son niveau d’exigence[2].

De la même manière qu’il entretient un rapport lâche aux consignes de son management remettant en cause ses exigences de qualité, sa fierté est indépendante de la satisfaction des consignes de sa direction : Réaliser une brouette contentera son manager mais le peinera, seule la construction de la voiture lui apportera plaisir et fierté. Clément résiste car finalement il veut assurer son positionnement sur le cercle vertueux. On retrouve à nouveau les contradictions que nous analysions précédemment entre une organisation du travail visant à la maximisation des profits et la conception du travail bien fait par les enquêtés.

[1] Cela renvoie à notre deuxième partie lorsque nous traitions de la qualité et des conditions nécessaires

[2] La situation décrite par Clément nous fait penser aux travaux de Burawoy dans Manufacturing consent, « qui montre comment la productivité et la paix sociale sont obtenues, simultanément par l’enrollement spontané des salariés dans des jeux, dont les enjeux sont à la fois l’estime de soi et des autres et la victoire contre la souffrance et l’ennui ». De la même manière les ingénieurs joueraient à la qualité afin d’être fière et de ne pas s’ennuyer. In Coutrot Thomas, Critique de l’organisation du travail, Paris, La Découverte « Repères », 2002

Se maintenir sur le cercle vertueux

Comment les ingénieurs résistent ? Quelles sont leurs ruses et leurs stratégies ? Comment parviennent-ils à protéger ce positionnent privilégie sur un cercle vertueux ? Comment préserve-t-il cette motivation dans un contexte et une organisation du travail qui vient régulièrement heurter chacun des points du cercle : Qualité, fierté et plaisir.

Par l’orientation

La garantie de l’équilibre de l’ingénieur sur le cercle est assurée lorsqu’il réussit à vivre ses envies. Il doit réussir à faire concorder son goût et les projets sur lesquels il va travailler. Il y a toujours un risque dans une entreprise d’être contraint de s’impliquer dans un projet qui ne nous plait pas. C’est de ce risque qu’il faut réussir à se prémunir. On y parvient en sélectionnant ses tâches ou bien en s’orientant dans l’organisation jusqu’au rôle qui facilite ou assure la réalisation de ses envies.

De ses taches

Jean : il y a des tâches qui sont super difficiles et sur lesquelles tu vas prendre ton pied, tu vas faire les choses bien, tu vas apprendre plein de trucs en prendre plein la gueule et à la fin cela sera fait dans les temps, et autant il y a des trucs sur lesquels c’est assez simple, et je rame parce que cela me fait chier. […] Du coup quand moi je leur dis cela me plait pas, ils vont le prendre en compte parce que je suis beaucoup plus efficace dans les tâches qui me plaisent. Et du coup c’est limite gagnant pour eux parce que je vais faire plus rapidement ce qu’ils vont me demander et gagnant pour moi parce que c’est des choses qui me plaisent. […] J’ai fait mes marques, les gens me connaissent, ils savent que je ne suis pas quelqu’un qui fait un peu de la merde, ils savent qu’ils peuvent avoir confiance en moi donc ils me donnent volontairement les trucs sur lesquels ils savent que je vais le faire bien.

Jean nous apporte matière à notre réflexion. Finalement il n’est pas si compliqué de travailler sur une tache alléchante pour Jean et de ne pas faire une chose qui ne l’attire pas. Il suffit pour Jean de le dire : « Cela ne me plait pas » et comme une formule magique les tâches insipides disparaitront pour laisser libre accès à celles plus réjouissantes. Néanmoins cette formule magique pour qu’elle fonctionne nécessite quelques prérequis. Le premier d’entre eux est la confiance que Jean est parvenu à instaurer entre ses managers et lui. Ils ont confiance car à plusieurs reprises Jean les a rassurés sur ses capacités à produire un travail de qualité dans un temps donné. Cette explication n’est pas suffisante, elle est même erronée si nous n’ajoutons pas que dans le même temps Jean a su instiller une méfiance des mêmes managers dans son habileté pour résoudre un autre type de travail en temps et en heure.

C’est cette ambiguïté sur ses aptitudes qui contribue à donner une efficacité à la formule magique. D’un côté il traine les pieds, il travaille mal, rencontre des difficultés pour résoudre une difficulté et finalement prend trop de temps pour effectuer une tâche, de l’autre il est consciencieux, impliqué et efficace dans la résolution d’un problème. La seule différence expliquant cette différence majeure réside dans la nature des tâches que l’on confie à Jean :

Dans le premier cas il s’agit de missions faciles et trop simples à ses yeux qui laisse supposer des missions monotones et rébarbatives. Dans le second cas elles sont difficiles, il « va en prendre plein la gueule »,  il faudra « faire plein de choses » et « apprendre plein de trucs ». Le contraste est assez saisissant et cette situation somme toute assez paradoxale : Jean réalise mal et lentement une tâche facile alors qu’il réussira à résoudre un problème difficile rapidement. Cette contradiction disparait aussitôt que nous l’analysons à l’aune du positionnement de Jean sur le cercle vertueux. Il réalise vite et bien une tâche difficile car sa résolution est une fierté, elle atteste de sa propre compétence, cela vient flatter son orgueil. Inversement une tâche simple est une tâche ingrate qui n’est pas susceptible de provoquer de tels sentiments. Elle vient à l’opposé salir et dévaloriser ses compétences, elle n’est pas à la hauteur, elle lui fait perdre son temps.  Afin que cela se voit bien, Jean allonge « involontairement » le temps de la résolution, son temps perdu sera aussi un temps perdu pour le projet, comme une petite vengeance. « Méfiez-vous », semble lancer Jean à ses managers, « si vous me faite perdre mon temps je vous ferai perdre le vôtre ! » Et d’ajouter ensuite « Par contre je peux vous permettre d’en gagner si vous me faites plaisir ».

Jean est un cas limite, il pousse la contradiction entre ses positionnement ; sur le cercle ou bien en dehors du cercle ; à leurs paroxysmes ce qui finit par donner un coté absurde à la possibilité de ne pas le maintenir sur le cercle. Par l’absurde il parvient à faire un travail de qualité qui lui plait et dont il est fier. Pour sa part, le management est assuré d’un investissement important de l’ingénieur, de la qualité de son travail et d’une bonne efficacité. Le cercle vertueux de l’ingénieur semble recouper celui du management.

La sélection de ses tâches peut se révéler beaucoup plus simple que celle présentée à l’instant. L’arbitrage est souvent rendu possible par l’autonomie des ingénieurs qui vont pouvoir piocher dans un ensemble de tâches et de missions. Un premier extrait illustre cette manière de faire.

Bertrand : Quand j’ai la possibilité de le laisser traîner en disant « j’ai fait autre chose », car je n’ai pas le temps de tout faire, tu peux laisser comme ça des trucs traîner pendant longtemps quand tu es sur un projet un peu chargé par exemple, en ce moment je ne pourrais pas le faire facilement car je n’ai pas trop de boulot. Il y a plein de trucs des fois tu laisses traîner une semaine cela suffit pour que ton chef le donne à quelqu’un d’autre car le truc devient urgent. Ton chef sent bien que bon moi même si tu le fais, tu risques de le faire de travers.

Dans le cas présenté par Bertrand, nous constatons que l’arbitrage est rendu possible par la quantité de travail à réaliser. Dans bien des cas l’ingénieur doit faire face à une charge qui excède ses capacités. Il y a trop de tâches, trop de choses à faire. Il peut donc piocher dans un tas de tâches, arbitrer entre plusieurs selon ses envies et les ordonnancer. Cette situation illustre comment le manque de temps finit par profiter à l’ingénieur et se retourne d’une certaine manière contre l’organisation. D’une mise en tension, Bertrand tire le moyen d’extraire d’un flow de tâches celles qui l’intéressent, celles qu’il a envie de réaliser. D’une situation éprouvante ; charge de travail trop importante, manque de ressources, etc. ; il puise la possibilité d’augmenter sa marge de manœuvre, comme une petite liberté qu’il vient gagner dans un contexte pourtant très défavorable.

Dans le cas de Bertrand, repousser une tâche d’une semaine peut suffire pour que son manager l’affecte à un autre salarié. Sa victoire est alors complète. Il ne devra jamais réaliser cette tâche et souffrir de son ennui. Néanmoins la tâche ne disparait pas et de toute évidence il sera nécessaire qu’un ingénieur s’y colle.  Il est toujours possible qu’une tâche plaise à l’un et déplaise à l’autre mais nous pouvons supposer que certaines d’entre elles sont ennuyeuses pour tous ; par leurs aspects rébarbatifs, par leurs natures qui les éloignent d’un travail d’ingénieur par exemple. La victoire de Bertrand deviendrait alors le fardeau d’un collègue. On se protège de l’organisation, on lui soutire quelques espaces de liberté mais malheureusement sur le dos d’un autre ingénieur. Le jeu devient finalement beaucoup plus stratégique que l’on y pense. Mathieu nous apporte quelques détails supplémentaires :

Mathieu : Pourquoi tu me délègues ça ? Ce n’est pas à moi de le faire. Oui mais tu es sur le point ça sera plus rapide, oui mais ce n’est pas mon rôle. Il m’est déjà arrivé de répondre à des chefs de projet ou des managers de la sorte […] C’est assez imagé mais en gros il y a des patates chaudes, il y a des choses, on t’envoie des tâches à faire, comme je le disais un chef, les managers savent très bien déléguer, savent super bien envoyer les patates chaudes, c’est imagé, mais voilà j’ai appris à jouer à ce jeu là si tu veux. Donc moi aussi maintenant j’ai appris à jouer à leur jeu de malin et leur jeu de vilain. De la même manière que eux te renvoient la patate chaude, la balle, moi je leur re-renvoie cette patate chaude, cette balle. À chacun maintenant d’avoir ses arguments, à chacun d’avoir ses munitions si tu veux pour défendre sa couverture et son bout de pain. Mais voilà c’est quelque chose que j’ai dû apprendre à faire et que je fais maintenant.

Dans son cas, la tâche qu’il refuse de faire n’est tout simplement pas une tâche dont il a la responsabilité. Ce n’est pas à lui de la faire nous dit-il. Nous comprenons par ces propos que l’organisation essaye quand cela est nécessaire de distribuer des tâches aux ingénieurs qui ne relèvent pas en réalité de leurs missions. Le problème dans ce cas-là est légèrement décalé par rapport à la situation décrite par Bertrand. Refuser une tâche, la repousser afin qu’elle soit réorientée vers une autre personne se révèle être bien plus qu’un petit jeu en solo.

En l’occurrence, Mathieu en renvoyant une tâche vers la bonne personne est en train de protéger son métier et ses prérogatives. Il œuvre finalement pour le collectif, en protégeant un bien commun, son métier, architecte logiciel, qui est partagé par beaucoup d’autres. Accepter de faire tout et n’importe quoi est la meilleure manière de diluer ses compétences et ses savoirs faire dans une soupe insipide qui vient lisser ses particularités. En s’opposant à cette dilution il contribue au contraire à rendre saillant les caractéristiques de son métier, ce en quoi il se distingue d’un métier d’ingénieur logiciel ou d’un responsable d’application[1]. Il défend sa catégorie contre le collectif.

Ce jeu de petit « malin », ce jeu de « vilain » est gros d’un second danger pour Mathieu : la réalisation d’une tâche qui n’est pas la sienne peut facilement se retourner contre l’ingénieur. Dès lors qu’on l’accepte, on en est responsable alors que le métier d’ingénieur prédispose mal à sa bonne réalisation ; par ses compétences ou bien par sa position dans l’organisation qui limite sa compréhension du contexte, des enjeux et des contraintes. La tâche devient une « patate chaude » avec laquelle il est facile de se brûler. L’opposition de Mathieu est donc doublement nécessaire : il se protège lui-même d’une responsabilité qu’il n’a pas les moyens de supporter et il contribue à la sauvegarde de son métier.

Les deux extraits se complètent et se répondent pour nous donner une compréhension différente des conséquences du refus de réaliser une tâche ; indépendamment des modalités de ce refus qui diffèrent comme nous l’avons vu. Tout dépend en effet de la nature de la tâche repoussée par l’ingénieur : S’ il la refuse simplement par goût car elle l’ennuie il se protège individuellement et parvient comme il peut à se maintenir sur son cercle vertueux au dépend d’un confrère. Si par contre la tâche n’entre pas dans le périmètre de son métier, son refus peut s’interpréter comme un souci de préserver son métier et ses prérogatives. Il œuvre alors pour sa catégorie contre le collectif plus large des ingénieurs.

De sa carrière

L’analyse de l’extrait suivant va nous permettre de mettre en évidence un point clé qui revient régulièrement dans les entretiens :

Florian : Je me suis retrouvé dans une structure qui est moins en prise avec les projets client, moins en prise avec en fait les aspects financiers. C’est-à-dire que nous n’étions pas à la recherche de … de toute façon on est considéré comme un centre de coût, qui est en fait un centre d’investissement normalement mais qui est un centre de coût pour tout le monde. Et du coup… non ces répercussions, qui ont eu ou effectivement, on l’a vu tout autour de nous, la vis se serait un petit peu  au niveau des projets non je ne l’ai pas ressenti. J’étais, je pense que j’étais un peu à l’abri de tout ça. J’ai vu effectivement des équipes genre du jour au lendemain on a plus rien à faire donc tu te mets là, tu fais ça etc. Moi je ne l’ai pas vécu. Je suis resté assez étranger à tout ça.

Florian met en lumière un aspect éclairant sur le fonctionnement de l’organisation. Il apparait comme pluriel, différent selon le positionnement du salarié au sein de l’entreprise. Florian travaille dans une unité transverse proche d’O&D sur de nombreux aspects : c’est un centre d’investissement ou de coût, c’est-à-dire que les projets sur lesquels travaillent les ingénieurs de cette équipe ne sont pas des projets vendus à un client. Ils ne rapportent pas d’argent et sont financés exclusivement par l’entreprise en attendant qu’ils puissent être commercialisés. Au sein de Worldline on qualifie ces équipes de transverse. Elles recoupent toute l’organisation et par la même ne sont pas dans une case bien identifiée. Elles sont légèrement décalées, en dessous ou bien en de deçà, à coté ou bien au milieu. Cette place particulière dans l’organisation leurs permet d’offrir moins de prise à l’organisation sur son fonctionnement interne comme nous le décrit Florian. La direction injecte des directives, des nouvelles manières de faire, des recommandations globales qui viennent se heurter sur les unités aux fonctionnements particuliers. L’entreprise globale pense mal les singularités. Elle souhaiterait un même fonctionnement pour tous alors qu’indéniablement tous sont plus ou moins différents.

Dans le cas du département de Florian leurs spécificités sont telles que l’application à la lettre des nouvelles directives n’aurait pas vraiment de sens. « Serrer la vis » dans un centre de coût est tout simplement synonyme de sa disparition, ce qui est absurde pour une entreprise souhaitant préserver ces centres d’investissement. Les nouvelles orientations de la direction glissent sur l’unité transverse sans l’impacter[2]. Florian voit bien ce qui se passe à côté, la situation semble se dégrader, ses collègues sont plus en tension dans des situations plus précaires mais il est épargné. Il est à l’abri dans son unité transverse. Sa situation est particulière car il semble être parvenu là un peu par hasard. Sa compréhension d’une organisation hétérogène offrant des zones protégées au milieu du tumulte des réorganisations lui vient à postériori, une fois seulement qu’il est « étranger à tout ça ». Au contraire dans bien des cas comme nous allons le voir, les ingénieurs sont lucides sur ces disparités et vont tenter d’orienter leur carrière vers ses unités où la vie semble plus apaisée.

Tarik : Ce qui est assez cool depuis quelque temps dans la boîte, elle me permet d’amener les choses où je veux et de ne pas être impliqué dans ce genre de situation. […] C’est aussi un peu pour cela que j’ai recherché ce genre de job, architecte, de ne pas être face à ces responsabilités de projet où l’élément financier est premier, bien qu’il faut que je réfléchisse et que je le comprenne aussi.

Léa : quand je faisais, quand j’étais un poste de développeur, oui parce que c’était en mode tu vois, ils te donnaient un temps très court pour que tu le fasses ton travail, toi tu auras envie de prendre ton temps, de le faire correctement et tout, et tu te retrouves obligé à faire en mode Quick and Dirty, mais c’est vrai… mais là aujourd’hui je suis dans un projet interne, dans une équipe transverse, nous n’avons pas un client sur le dos donc là je prends vraiment mon temps pour fournir, tu vois, des livrables qui sont quand même correctes. Maintenant je pense que cela dépend vraiment des projets sur lesquels tu travailles plus que cette histoire d’organisation et d’UNIV. Le client joue beaucoup, ton chef joue beaucoup, et au final oui c’est le budget que tu as, le budget de ton projet.

Deux courts extraits d’entretien pour valider notre hypothèse et essayer de préciser les motivations des ingénieurs lors de leurs déplacements horizontaux au sein de l’organisation.

Le premier élément qu’il nous semble important de relever est le poids des contraintes financières pesant sur les ingénieurs informaticiens de Worldline. Tarik nous parle explicitement de responsabilité « financière » alors que Léa mentionne l’importance du budget dans un projet.Dans les deux cas la situation sous-jacente qu’ils décrivent est en réalité bien la même : la rentabilité du projet est un obstacle à la réalisation d’un travail bien fait.

Pour Tarik, l’intégralité de son entretien nous aide à comprendre plus précisément ses difficultés. Par son rôle d’ingénieur confirmé, reconnu par ses pairs et sa direction, il était fréquemment amené à défendre des architectures techniques devant la direction de son département. La proximité des sphères décisionnelles lui donnait une vision plus précise de la tambouille d’arrière-boutique souvent décisive pour transformer une réponse à un appel d’offre en victoire. Il réalisait avec plus d’acuité le poids du financier mais aussi du politique ; c’est ce qui se cache derrière l’expression « ne pas être impliqué dans ce genre de situation » ;  dans le processus de construction d’un projet informatique. Et malheureusement pour lui, bien souvent ces contraintes financière et politiques venaient faire vaciller toute une architecture technique d’un projet : Obligation de retirer certains blocs pourtant nécessaire au bon fonctionnement du tout, imposition d’un outil, d’une solution développée par une autre entité, etc.

En définitive il réalisait qu’il ne pouvait pas faire un travail de qualité dans ces conditions. Il sortait de son cercle vertueux comme Léa contrainte bien souvent de travailler en mode « quick and dirty » comme elle nous l’explique. Face à cette situation Tarik recherche une solution, il souhaite s’extraire de ces contraintes qui pèsent sur sa motivation, elles grèvent son plaisir, sa fierté et la qualité de ses réalisations. Tous deux[3] s’orientent alors vers des missions, des postes leurs permettant de se protéger de ces aspects négatifs. Ils trouveront tous deux une solution dans des équipes transverses.

Pour conclure, terminons par la réflexion de Patrice sur les conséquences de ces mouvements au sein de l’entreprise :

Patrice : Les gens en ce moment ils vont tous sur des unités qui ne sont pas des unités productives. Les seuls unités productives qui recrutent sont des unités transverses qui ne sont pas productives. […] On est en train de faire une société où les gens réfléchissent un peu dans le vent en espérant qu’ils vont faire un truc qui va marcher, on paye des gens, beaucoup des ingénieurs à réfléchir sur des problèmes qui ne sont pas directement les problèmes des vrais gens, il y a de plus en plus d’organisateurs, de responsables, d’architectes ou de chefs de projet etc. et de moins en moins de gens qui font et au final je vois enfin voilà c’est une espèce de maladie qui pour moi ne peut finir que par la mort de la boîte parce que à un moment donné on a trop de gens qui vont être payés à ne pas être productifs et ceux qui seront là et qui te ramèneront des sous ceux-là ne suffiront pas à couvrir les frais des autres.

Patrice force le trait, il est schématique mais néanmoins nous donne une bonne piste de réflexion. L’entreprise est traversée par de nombreux mouvements, des déplacements des salariés d’un poste vers un autre comme nous venons de le voir. Si les motivations des salariés sont bien celles que nous avons analysées ; les salariés cherchent à se maintenir ou bien à se positionner sur leur cercle vertueux en s’orientant vers des équipes transverses; cela implique mécaniquement que les salariés en poste face aux clients sont dans des conditions qui ne leur permettent pas d’être sur leurs cercles. La circulation entre plaisir, fierté et qualité est rompue, elle n’opère plus. Des ingénieurs informaticiens se retrouvent dans une position critique pour l’organisation, en bout de chaine face au client alors que l’une de leurs motivations principales est absente. Quelle seront les conséquences de cette reconfiguration pour l’entreprise? Quels risques cela fait peser sur les métiers de ces ingénieurs ? [4]

Par le temps

Zoé : Il y a des plannings, on te demande des résultats. Donc des résultats tu vas dire il me faut tels moyens, si tu gonfles les moyens, tu gagnes du temps, si tu arrives à les gonfler, donc tu gagnes du temps, c’est con mais c’est comme cela. Après ce n’est pas toujours facile à faire. [… ] Le but ce n’est pas de se faire mal sur un planning, ce n’est pas le but. Le but c’est de comprendre ce que veut l’entreprise, ce que veut le client et comment faire en sorte que cela ne soit pas douloureux pour toi et que tu es du temps. Pour te faire plaisir. […] Parce que avec ce temps tu peux faire des choses, c’est-à-dire ce temps tu ne donnes pas du temps pour du temps, tu donnes du temps pour … ce que nous avons mis en place, nous allons faire de l’innovation dans l’équipe, nous allons faire de l’innovation continue, donc avançons ensemble. Ce n’est pas du temps pour partir plus tôt, c’est quelque chose de plus intéressant. Mais ce temps-là voilà, s’approprier ce temps et voir ce que nous pouvons en faire. Et plus on avance, plus on a du temps, plus on va pouvoir gagner du temps parce que mieux on va mettre les choses en place pour s’améliorer. Ou se faire plaisir, sur l’innovation, on va peut-être tenter un truc […] pour s’éclater, pour ne pas toujours avoir la tête dans le guidon en se disant nous n’avons pas le temps. […] Ce n’est pas dissimulé [au manager], si il me le dit je le dit, mais ce n’est pas dit, ce n’est pas vécu avec lui, je ne veux pas qu’il s’immisce parce que lui il a toujours des choses à te donner. Je ne veux pas qu’il s’immisce parce que c’est lui qui va donner les directives. En disant moi j’aimerais bien que vous fassiez cela, vous aviez 20 % en plus cela serez bien si vous faîtes cela en plus. Non ce n’est pas le but. Le but c’est que ce temps il soit au service de l’équipe. C’est à dire c’est notre temps. Après je suis désolée pour mon chef, il ne fait pas parti de l’équipe.

Beaucoup d’éléments intéressants dans le témoignage de Zoé. La première partie de l’extrait revient sur l’importance des chiffrages. C’est une étape cruciale sur tout le déroulement du projet qui détermine si le manager de proximité et les ingénieurs auront « la tête dans le guidon » ou bien s’ils pourront la relever. C’est le moment où l’on s’accorde entre un besoin, des moyens et un coût. Le client souhaite avoir la meilleure solution pour un prix le plus faible possible, la direction veut satisfaire le client tout en préservant la profitabilité de son projet, Zoé et son équipe souhaitent pouvoir réaliser le projet dans des conditions normales pour travailler correctement. Selon le contexte et selon le rapport de force, on sort parfois grand perdant ou bien gagnant de ce jeu à trois. Il est donc décisif que le manager de proximité soit adroit, qu’il comprenne « ce que veut l’entreprise, ce que veut le client » mais aussi les conséquences que cela pourrait avoir sur son équipe. Il faut qu’il trouve un équilibre permettant à l’équipe de ne pas se faire mal, il doit construire un planning où l’équipe ne sera pas continuellement entrain de souffrir. On comprend évidement que cela n’est pas donné d’avance. Le client et la direction vont régulièrement proposer de véritables challenges au manager de proximité comme nous l’expliquera Zoé un peu plus loin[5].

Au vu de ses moyens, du nombre d’ingénieur de son équipe, des délais de livraisons attendus par le client, le manager en acceptant de relever le défis sait bien que la période qui s’annonce sera « douloureuse » pour tous. C’est là que toute l’habileté du manager de proximité est critique. Zoé nous explique comment elle parvient occasionnellement à « gonfler » son chiffrage, ses moyens. Ce n’est pas toujours possible, mais dès qu’elle le peut et lorsque cela s’avère nécessaire, elle tentera de retirer une fonctionnalité du lot à livrer, elle essayera de repousser de quelques semaines la date de livraison du projet, etc. Cela s’apprend avec l’expérience. Régulièrement les jeunes managers viennent se bruler les ailes car ils sont toujours partants pour un nouveau challenge. Le projet sera surement livré à temps mais quel chemin de croix pour l’équipe ! Il faut donc apprendre à dire non et à négocier en usant de ruses et d’astuces.

Pourquoi Zoé se soucie-t-elle autant de ses plannings ? Qu’est-elle en train de faire lorsqu’elle s’oppose en partie à sa direction en ne leurs disant pas tout comme elle l’explique ? Elle nous révèle sa préoccupation d’offrir du temps à son équipe afin de préserver un cadre de travail propice à la qualité, à l’innovation et au plaisir. A sa manière elle contribue à placer toute l’équipe sur l’orbite du cercle vertueux.  Le temps qu’elle gagne ce n’est pas un temps pour flâner. Cette quantité de temps  supplémentaire rend possible un nouveau rapport au projet. On pourrait courir puis s’arrêter pour souffler puis courir à nouveau. Elle propose au contraire d’avancer à un autre rythme, celui qui joue sur l’innovation et le plaisir. On  ralentit pour essayer une nouvelle solution qui nous permet ensuite d’accélérer lors d’un développement suivant. D’une course saccadée qui alterne sprint et arrêt, elle offre à son équipe un rythme plus équilibré et plus vertueux. Elle facilite leurs apprentissages, la qualité de leurs réalisations et leurs plaisirs.

Le manager de proximité s’intercale entre l’équipe et le binôme client-direction comme un amortisseur. Elle protège son équipe tout en comprenant les contraintes de la direction, elle joue elle aussi à l’équilibriste en oscillant entre deux univers : Elle comprend la réalité du métier d’ingénieur informaticien, leurs envies et leurs motivations mais elle a aussi un pied dans la réalité de sa direction qu’elle saisit en partie aussi. Elle finit par pencher du côté des ingénieurs car c’est le monde dont elle est issue[6] dont elle se sent le plus proche[7]. Elle choisit le camp des ingénieurs car c’est bien finalement son équipe, ceux avec qui elle travaille, avec qui elle partage réussites et échecs. Son manager, le n+2 des ingénieurs, n’en fait définitivement pas partie. Il en est exclu de par son positionnement, de par ses enjeux et de par ses contraintes. Il ne peut pas ou ne veut pas déchiffrer une réalité d’ingénieur qui a une vie propre dans l’entreprise avec ses complications, ses joies et ses peines. Il ne fait pas partie de l’équipe car son ignorance de cette réalité fait de lui son meilleur ennemi.

La connaissance de sa vie interne, comme le décrit Zoé,  lui permettrait systématiquement qu’il en aurait l’occasion de réinjecter dans l’équipe des contraintes supplémentaires. Son éloignement le rend insensible aux problématiques de rythme que nous décrivions précédemment. Son idéal serait que son équipe coure tout le temps et qu’elle n’ait pas même la possibilité de souffler. Des 20% de temps supplémentaire que Zoé a réussi à dégager, il en userait pour donner du travail supplémentaire à l’équipe.

A nouveau, nous constatons que l’entreprise est traversée par des lignes de clivage. Elles viennent parfois redécouper l’organigramme de manière singulière[8] comme nous le montrions précédemment, ou alors comme dans le cas présent se superpose à lui pour renforcer certaines divisions. Par sa manière de faire, Zoé vient ici consolider une coupure entre elle et sa direction et dans le même temps amenuise celle la séparant des ingénieurs informaticiens. Cette analyse illustre l’importance du manager dans la préservation de la motivation des ingénieurs. Il peut être le maitre du temps ; élément fondamental pour permettre aux ingénieurs d’être bien installés sur leurs cercles vertueux. Du camp qu’il choisira de rallier peut alors découler de nombreuses conséquences. Le choix de Zoé est de constituer son équipe autour des ingénieurs et d’elle-même, ce qui est incontestablement un atout pour ces derniers. Qu’adviendrait-il au contraire si le manager de proximité entretenait plus d’affinité avec sa propre direction ? Il est probable que la situation soit plus délicate pour les ingénieurs et que leurs temps viennent à manquer[9]. Néanmoins ils ont eux aussi leurs propres armes pour tenter de le protéger comme nous allons le voir.

Mathieu : chaque fois que j’ai voulu faire un truc c’est soit, et à une époque c’est comme cela que cela se passait, je prends sur moi c’est-à-dire, j’ai cinq jours de développements à faire je vais le torcher en deux jours et les trois jours qui me restent je vais aller faire autre chose, je vais aller … je vais améliorer des trucs, changer des trucs mais gratuit, je le fais gratuitement. Tu vois gratuit.

L’efficacité de l’ingénieur informaticien est l’un des recours dont il dispose pour gagner du temps. Un peu à la manière de Zoé et de son équipe, le temps libéré par l’efficacité n’est pas un temps pour flâner ensuite. Le temps gagné est réinjecté immédiatement dans le projet dans le but de réaliser des tâches d’amélioration et de qualité nécessaires pour Mathieu mais malheureusement qui n’ont pas été vendu au client. Son efficacité est un moyen pour préserver encore une fois la circulation entre qualité, fierté et plaisir. Il « prend sur lui », il paye de sa poche un développement et une qualité supérieure dans la réalisation d’un projet.

Encore un paradoxe d’une organisation qui courre constamment après les profits et qui dans le même temps contraint ses ingénieurs à travailler gratuitement pour le client. Son souci de la qualité est tel qu’il se contraint à presser le pas pendant deux jours pour pouvoir réaliser de la qualité et de l’innovation sur les trois jours suivants. Cette manière de faire est régulièrement mentionnée par les ingénieurs. Remarquons pour conclure qu’il serait assez simple pour un ingénieur informaticien de profiter de son efficacité pour réaliser des tâches personnelles sur son temps de travail. Pourtant beaucoup nous font part de leurs difficultés. Ils n’y arrivent pas, ils bloquent. Certains vont réussir à lire leurs courriels personnels ou bien la presse nationale,  mais ils réservent ces activités aux temps nécessaires pour passer d’une tâche à une autre. Dans tous les cas le temps consacré à des choses personnelles est bien inférieur au total du temps qu’ils parviennent à libérer. La qualité de leur travail, le respect de leur équipe, une participation équitable à l’effort nécessaire à la bonne réalisation du projet, etc. prennent l’ascendant sur la possibilité de vaquer à des activités personnelles.

[1] Clément développera très bien une idée similaire en nous expliquant comment il avait dû se battre pour faire reconnaitre le rôle d’un chef de projet : « Par contre… je me suis battu pour devenir… la justification de mon poste de chef de projet. Un chef de projet ce n’est pas un chef d’application, ce n’est pas un gars qui fait de l’exploitation toute la journée, ce n’est pas un gars qui développe, surtout pas. Et ce n’est pas un manager. Cela ne rentre pas dans la case de certaines personnes mais c’est quelqu’un qui peut apporter beaucoup de bien pour un projet pour qu’il soit bien géré »

[2] Toutes les unités transverses ne sont pas épargnées. Différents témoignages nous apprendrons par exemple que les services RH sont au contraire durement touchés par les nouvelles orientations de l’entreprise.

[3] Voir entretien Léa

[4] On s’inquiète que la dévalorisation du métier d’ingénieur, par les difficultés pour faire de la qualité par exemple, vienne à le transformer jusqu’à ce qu’il ne soit finalement plus un métier d’ingénieur. Notre crainte s’avère exacte suite aux premières annonces en CE de la possibilité de recruter des Bac + 2 ce que la direction avait toujours refusé de faire auparavant.

[5] Zoé : « Au début tu te dis, je montre que … je peux faire cela, que je vais y arriver, il me donne un challenge je vais y arriver. Non il ne faut pas accepter le challenge »

[6] Avant d’être manager, Zoé fut ingénieur pendant une dizaine d’année, puis chef de projet.

[7] Zoé : « je vais dire à mon chef merde, toi excuses-moi tu es pareil, tu es un pantin comme moi, fait en sorte que cela se passe bien ici avec ton équipe, avec les gens en dessous de toi, parce que c’est avec eux que tu bosses tous les jours. La direction oui elle est là, c’est elle qui nous donne du boulot, du salaire heureusement qu’ils sont là, mais ce qui est en dessous c’est important aussi. Des fois tu as envie de leur dire cela. »

[8] Sur la sociologie des organisations voir par exemple Norbert Alter, La sociologie des organisations et la question du pouvoir in. Norbert Alter, Sociologie du monde du travail, Paris, PUF, 2006. L’auteur présente plusieurs concepts permettant de comprendre comment « les relations de pouvoir ne peuvent être comprises par l’analyse du seul pouvoir formel, celui qui confère l’application de la règle, sensée définir de manière unilatérale rôles, comportements et position sociales » et qu’elles sont au contraire beaucoup plus riche que l’organigramme. Il montre entre autre qu’elles mettent « en scène des individus, des groupes, qui définissent leur comportement par rapport aux buts qu’ils poursuivent et pas seulement par rapport à la fonction telle définie par le règlement ».

[9] « Selon Robert et Danièle Linhart, s’impliquer pour inventer des nouveaux procédés au travail renforce incontestablement la norme taylorienne, mais permet aussi de construire des espaces partiellement affranchis de la rationalisation taylorienne ». in José Angel Calderon, in Précarité et mobilisation au travail, Une immersion en chaine de montage. Cela pourrait se révéler le cas pour les ingénieurs informaticiens qui bien que réussissant à s’extraire renforce dans le même la stabilité plus globale de l’ensemble et de la logique capitaliste sous-jacente.

La construction d’un référentiel

La construction d’un référentiel

Les réalités de l’emploi

Les réalités de l'emploi

Les motivations préservées

Les motivations préservées

Leave a reply:

Your email address will not be published.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Mobile Sliding Menu